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Quand les femmes se libèrent

May Sélim, Mardi, 11 février 2020

Le metteur en scène Intissar Abdel-Fattah a repris son ancien spectacle Makhadet Al-Khôl (le coussin du khôl), qui nous fait plonger dans l’univers des femmes du sud. La nouvelle version, Sabaya Makhadet Al-Khôl (les jeunes filles du coussin du khôl), puise davantage dans le patrimoine égyptien, tout en explorant le concept du théâtre polyphonique.

Quand les femmes se libèrent
Les femmes, presque comme dans des cellules de prison. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

A l’entrée de la petite salle de théâtre Al-Talia au Caire, des motifs folkloriques sont affichés au mur. Une femme aux traits nubiens est assise sur une chaise noire. En face d’elle, un flacon traditionnel de khôl est posé sur un coussin. La femme reste figée un instant. Puis, une fois le public bien installé dans la salle, elle se lève, prend le coussin et se dirige vers une autre femme, plus âgée, à qui elle donne le khôl. Elle se farde les yeux, ensuite se penche sur sa machine à coudre. Puis, se met à raconter : « La petite fille devient une jeune femme … ». C’est ainsi que commence l’histoire.

Le metteur en scène Intissar Abdel-Fattah reprend et développe dans Sabaya Makhadet Al-Khôl (les jeunes filles du coussin du khôl), l’un de ses anciens spectacles qui lui avait valu le grand prix du Festival du théâtre expérimental en 1998. Il en présente la suite ou une deuxième partie. Pour cela, il a choisi de modifier légèrement le titre par rapport à la première version en ajoutant le mot Sabaya (jeunes filles) au titre d’origine, Makhadet Al-Khôl (le coussin du khôl). Dans la culture nubienne et celle des oasis, « Al-Makhada », qui veut dire coussin, désigne aussi l’endroit où les femmes cachent leurs produits de beauté, dont bien sûr le khôl, utilisé pour encercler les yeux depuis l’ère pharaonique. Abdel-Fattah s’en sert pour nous faire plonger dans l’univers des femmes du sud. Il rompt avec la structure dramatique traditionnelle. Le dialogue, écrit par la poétesse Kawthar Moustapha, se limite à quelques phrases inspirées de proverbes et d’adages de la société rurale. Petit à petit, on touche aux souffrances et à la répression des femmes, imposées par les us et coutumes.

Abdel-Fattah s’inspire du théâtre polyphonique, basé sur la décomposition d’une idée en plusieurs niveaux et aspects, tous réunis en une même scène. L’espace scénique est divisé en deux plans : un grand lit au fond du théâtre, puis des barres en cuivre sous forme de six cellules, où sont emprisonnées les femmes. Le devant de la scène est plutôt réservé aux personnages principaux : la grand-mère avec sa machine à coudre, une danseuse dont les mouvements expriment l’idée de la liberté, la jeune femme aux traits nubiens qui a quelque chose de mythique, et une autre couverte d’un foulard, en allusion à l’oppression qu’elle subit. Le seul homme présent dans le spectacle est un danseur, souvent assis à même le sol ou allongé à ne rien faire. Son mouvement est réduit au strict nécessaire.

Héritage culturel

Le chant, la musique, les rythmes jouent un rôle dramatique essentiel et donnent lieu à une expression chorégraphique élaborée. Abdel-Fattah a recours aux chansons du folklore, issus du Sahara, des oasis et de la Nubie, pour étayer ses idées. Quelques chansons rurales pour enfants évoquent les superstitions. Les rythmes sont souvent créés par des outils ménagers et des instruments folkloriques. Les jeunes filles jouent aussi avec des sabots en bois sur lesquels sont peints des portraits de villageoises. Plusieurs comédiennes manient rapidement des hachoirs, engendrant un rythme bouleversant qui traduit l’écrasement de la femme. Sur ces rythmes, la danse devient rebelle. La femme opprimée fait tomber son foulard. Le face-à-face entre elle et la danseuse témoigne du conflit entre le désir de liberté et la contrainte sociale.

La grand-mère fait tout un discours, pour tenter de contrôler de nouveau la fille au foulard. Les jeunes filles en cellule font, elles, écho aux phrases de la grand-mère : elles les répètent comme une liste d’accusations. C’est comme si elles étaient en train de juger la grand-mère, de lui reprocher leur condition. Ces femmes s’expriment aussi à travers des scènes riches sur le plan visuel. Elles se prêtent par exemple à un jeu de miroirs, en jouant avec les bouts de verre poli qu’elles tiennent dans leurs mains. Dans une autre scène, elles tiennent un drap blanc qui, sous l’effet de l’éclairage, reflète leurs silhouettes sur un grand écran. Le jeu d’ombres et de lumières permet d’accéder, en finesse, à l’univers secret de ces femmes qui se lavent, s’épilent, se peignent les cheveux, etc.

La scène du jugement de la grand-mère annonce la fin du spectacle. Abdel-Fattah résume son oeuvre grâce à une scène de collages qui regroupent les refrains des chansons, les discours stéréotypés et les danses qui évoquent la condition féminine.

La femme qui a ôté son foulard se dirige vers la grand-mère, qui disparaît à jamais sous son drap blanc. Le dénouement est différent de l’ancienne version des années 1990, où la jeune femme remplaçait la grand-mère devant la machine à coudre. Apparemment, il y a une chance d’échapper au cercle vicieux. Le metteur en scène est devenu plus optimiste.

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