Al-Ahram Hebdo : Vous osez mettre le doigt là où ça fait mal au Maroc. Pourquoi?
Nour-Eddine Lakhmari: Je pense que tout réalisateur a le droit de raconter des histoires sur son pays, sur sa culture. Effectivement, depuis que je suis rentré au Maroc, puisque je vivais au Norvège, je voulais raconter les histoires des gens qui m’entouraient, sans pour autant donner des leçons. Un réalisateur n’a pas le droit de juger sa société. Mais il peut en parler. La corruption est un phénomène qui retarde l’évolution. Je m’adresse là aux gens qui ont du pouvoir. Moi, je voulais montrer un Maroc moderne, sans complexe avec les couleurs que je veux et non pas le Maroc folklorique, exotique. Pouvais-je faire un film sur Casablanca et parler de la rue de Casa sans être engagé? C’est une question compliquée, mais j’ai compris que je ne pouvais pas faire de film sur une grande ville comme Casa sans être engagé. Il faut se rappeler ici que Charlie Chaplin nous faisait rire tout en dénonçant la société.
— Est-ce que vous êtes de nature engagé ou l’engagement s’est imposé à une étape de votre parcours?
— Cela est lié au moment où j’étais à l’école de cinéma à Oslo, lorsqu’on nous a présenté un film magnifique intitulé Casablanca, de Michael Curtiz. Dans ce film sublime, on montre Casablanca sans montrer Casablanca. Il y avait toutes les nationalités et les Marocains étaient en arrière-plan. Ils sont juste des figurants. Ce qui est incroyable.
Le Maroc est un pays qui a une grande histoire et une diversité culturelle. Donc, je me suis dit que je prendrais un jour la caméra et filmerais le Marocain, la Marocaine et leur ville d’une manière plus présente, mais surtout plus juste. Et effectivement, quand je suis rentré au Maroc, j'ai écouté la rue et j’ai regardé le cinéma marocain, je ressentais quelque chose qui me dérangeait: pourquoi la langue marocaine n’est-elle pas valorisée, la darija (le dialectal) n’est-elle pas valorisée? On me disait parce que c’est une langue vulgaire, crue, non acceptée dans nos maisons. Mais cela fait partie de nous.
La langue c’est notre identité. On m’a conseillé d’éviter cette langue crue que la rue s’est appropriée pour tout simplement parler un langage libre. Effectivement, je suis allé au-delà des stéréotypes et j’ai raconté des histoires avec la langue et avec les problèmes qu’on a. C’est là que mon engagement a commencé, sans pour autant que je fasse de la politique. Mais dès qu’on pose notre caméra, on fait de la politique, qu’on le veuille ou pas. Donc, j’ai décidé de parler de la rue marocaine, et quand on parle de la rue, on est obligé de dire ce qui se passe.
Effectivement, ce violent clash entre classes riches et pauvres et cette espèce de guerre froide qui existe sont énormes. Mais en même temps, les Marocains s’aiment, ils baignent dans un grand nationalisme. Il y a un mur virtuel entre le Casablanca et la Casanegra, comme je l’appelle moi, et qui est le Casa pauvre. Je voulais le beau et le brutal de cette ville. L’engagement vient aussi du fait qu’on est jaloux pour son pays. J’ai vécu 22 ans en Norvège et on nous a toujours filmés d’une manière stéréotypée. Donc, je me suis promis de filmer le Maroc d’une manière subtile pour que le public puisse s’approprier le film.
— Justement, quelle a été la réaction du public face à votre trilogie?
— Pour Casanegra (2008), Zéro (2012) et Burnout (2017), j’avais peur qu’on ne les rejette. Effectivement, la presse était choquée. Les religieux ont essayé de bannir le film, de même pour le parlement, mais c’est le public qui l’a soutenu, parce que je parlais de ses gens. Mes films ont créé un débat de société et c’était exactement mon but.
— Younes Baouab, qui joue le rôle phare dans Zéro, est un comédien extraordinaire. Vous montrez une réalité dure d’une ville très dure avec des personnages très beaux. En même temps, l’amour est là. La cruauté et l’amour se côtoient-ils?
— C’est lié à mon amour pour le cinéma d’Ingmar Bergman. Quand vous voyez le Septième Saut ou Persona, ce sont des films très durs. Mais avec LIV Ullmann et BIBI Andersson, on découvre la beauté. Quand je suis revenu au Maroc, j’ai remarqué que visuellement, on avait peur de la beauté. J’ai décidé alors de filmer d’une manière belle, sans misérabilisme, la ville, même si elle est sale ou dure. On peut filmer nos misères, mais avec des personnages tendres. L’Africain ou l’Arabe sont des gens tendres vivant dans des conjonctures socioéconomiques et culturelles difficiles, et cela les a rendus durs avec eux-mêmes.
— Après une longue absence en Europe, comment avez-vous pu diriger vos acteurs?
— Pour travailler avec les acteurs, il faut du temps. J’ai besoin de deux à trois mois de préparation et je pense sincèrement qu’on a des talents au Maroc. Dans Zéro (2012), les acteurs étaient amenés à danser. Et c’était une expérience incroyable parce qu’ils ne l’ont pas voulu. Donc, je les poussais à avoir un autre rapport avec leur propre corps. Au début, ils ont résisté, mais ils ont fini par comprendre ma manière de penser. Je prépare mes personnages et c’est devenu une tactique qu’ils se sont appropriés pour jouer.
— Vous avez également filmé des personnages nus dans des scènes non gratuites, il faut l’admettre. Quelle en était la réaction du public?
— C’est intéressant parce que d’abord, il faut que l’écrivain ou le cinéaste soit libre, ensuite il faut trouver l’actrice ou l’acteur appropriés, affronter une société conservatrice et affronter la censure, donc faire face à tout un magma. Mais je pense que la société marocaine est prête aujourd’hui à accepter ceci. Effectivement, dans mes trois films, il y a des scènes dures et le public en rigole. C’est sa façon de se protéger contre ces scènes et de les rejeter comme s’ils voulaient dire: « Ce n’est pas nous ». Vous savez, dans nos sociétés, il est plus facile de voir des bombes tuer, mais dès qu’il y a le corps de la femme, tout devient compliqué; cependant, les mentalités changent. Avant que le film Burnout ne sorte, certains journalistes ont commencé à dire: on va avoir affaire avec des scènes de nu et de violence. Cependant, la salle était pleine à l’avant-première et les spectateurs ont applaudi et rigolé sur les baisers et sur les rapports sexuels.
— Vous êtes un grand admirateur de Casablanca. Vous avez raconté cette ville sous plusieurs facettes, mais toujours by night. Pourquoi ?
— Enfant, ma mère me promettait de m’emmener à Casablanca si j’avais de bonnes notes. Pour moi, c’était Paris, Londres… Toujours quand on arrivait du sud, de ma petite ville Safi, c’était la nuit. Toutes ces lumières et ces bâtiments qu’on n’avait pas dans ma ville me fascinaient. C’était très beau et c’est resté dans ma mémoire. Plus tard, ma mère ne voyait plus Casa de mes rêves blanche, mais plutôt noire, Casanegra. Cette ville était intouchable pour moi. Quand je suis parti en Norvège, j’ai découvert comment Fellini filmait Rome. C’était juste sublime. Donc, j’ai décidé de filmer Casablanca comme je la voyais enfant, et c’est pour cela qu’elle est toujours belle, rayonnante et pleine de tendresse, même à l’ombre de la misère et de la violence. C’est très nostalgique et dans ma tête, elle est toujours blanche. A Casa, il y a des contradictions, c’est vrai, mais il y a une grande dynamique; il y a des salles de cinéma, des musées, il y a tout. C’est la métropole du Maroc qui pousse le pays à se confronter à lui-même.
— Ne vous a-t-on pas reproché de porter atteinte à l’image du Maroc?
— Si, c’est très souvent le cas et ceci m’amuse. Par exemple, à la projection de Casanegra au Festival de Dubaï, un Marocain s’est emparé du micro, me disant: « Désolé, ce n’est pas le Maroc qu’on voit dans votre film ». Il était choqué de voir la vérité à l’écran. Parce que dès qu’on la voit, on se rend compte qu’on n’a rien fait. Donc, on est coupable. Et je lui ai expliqué qu’il était important de traiter nos problèmes et nos faiblesses dans les films, pour être considérés comme des êtres humains et non pas des êtres folkloriques. Je ne travaille pas pour le service du tourisme, je suis un artiste.
— On disait que le Maroc produisait des films. Aujourd’hui, on dit que le Maroc a une industrie de cinéma. Est-ce que vous êtes d’accord avec cette perception?
— Le Maroc faisait des films et continue d’en faire, mais nous n’avons pas d’industrie. Une industrie pour moi, c’est un marché local, c’est avoir des salles de cinéma. Le public est présent à chaque fois qu’un nouveau film sorte, Ali Zaoua, Amour voilé, Casanegra, Les Chevaux de Dieu, etc. A la sortie de Burnout au Maroc, il a fait salle comble et remporté le box-office. Cela veut dire qu’il y a une demande. Imaginez si on avait une vraie industrie, je sortirais avec plus d’une centaine de copies, au lieu de neuf seulement.
Ce qui veut dire que la machine tournera à nouveau, on écrira d’autres scénarios et l’on fera d’autres films. Pour vous dire à quel point il est important d’avoir des salles. Le cinéma égyptien a eu d’abord son public chez lui, avant de s’exporter ailleurs. Si on se contente de plaire aux festivals d’ailleurs, on restera dans le registre d’« Ailleurs ». En Norvège, il y a eu ce même complexe par rapport au cinéma danois et suédois qui étaient plus connus parce qu’ils avaient un fort marché local. L’Etat marocain est en train de s’intéresser aux salles. Dans trois ou quatre ans, on va avoir un marché intéressant .

Fasciné depuis sa tendre enfance par la ville Lumière du Maroc, Casablanca, le réalisateur marocain Nour-Eddine Lakhmari vient d’achever sa trilogie sur « Casa », qu’il aime et critique tant, avec son dernier film Burnout, projeté en avant-première internationale au Festival de Dubaï 2017. Lakhmari témoigne de son époque et donc inévitablement tend vers l’engagement. Il décrit avec sincérité la ville de ses rêves d’enfance, devenue Casanegra dans le premier volet de sa trilogie (2008). Le spectateur sort de ses films admiratif et contemplatif de la réalité d’une métropole qui dérange et fascine à la fois.
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