Al-ahram hebdo : Vous êtes né en Arménie en 1975, où vous avez commencé le piano à l’âge de 7 ans. En 1993, vous vous êtes installé en France, pour intégrer le Conservatoire national de Paris. Comment vos origines ont-elles influencé votre identité musicale ?
Vahan Mardirossian : Je peux dire que je suis une sorte de pont entre deux cultures : la culture arménienne soviétique et la culture française, à laquelle j’ai été confronté depuis l’âge de 17 ans. Aujourd’hui, je suis parfaitement intégré. Cela m’a permis de faire une sorte de mélange entre les deux cultures pour obtenir, peut-être, quelque chose de nouveau, surtout personnel, basé sur le multiculturalisme.
— Dès vos débuts pianistiques, vous avez été régulièrement invité à jouer sous la baguette de grands chefs d’orchestre. Pourquoi avez-vous décidé de devenir chef d’orchestre vous-même par la suite ?
— C’était plutôt un désir dès le début. C’est-à-dire que j’ai décidé de faire des études musicales parce que je voulais devenir chef d’orchestre. Comme j’étais encore tout jeune, on m’a expliqué qu’on ne peut pas devenir chef d’orchestre du jour au lendemain, mais qu’il faut d’abord devenir musicien et donc, forcément, apprendre un instrument. Comme nous avions un piano à la maison, ma mère m’a amené à faire du piano. En parallèle, j’ai étudié la composition et un instrument à vent, le hautbois, pour être proche des musiciens d’orchestre. Or, peu après, je me suis éloigné du piano pour faire de la direction d’orchestre. J’étais le plus jeune chef d’orchestre de toute l’histoire de l’URSS. A l’âge de 15 ans, j’étais déjà chef en poste, j’avais un orchestre de chambre de jeunes, reconnu par le ministère de la Culture. Un jour, l’ambassadrice de France en Arménie m’a remarqué lors d’un concert en tant que pianiste jouant avec l’orchestre philharmonique. Elle m’a proposé de partir en France pour faire du piano. Ravi, je me suis lancé aussi bien en piano qu’en direction d’orchestre. Or, le premier test à passer pour devenir chef d’orchestre était un examen d’admission. A l’époque, je ne parlais pas un seul mot en français, et n’avais donc pas pu le passer. Mais j’ai été pris en piano. J’ai donc commencé à jouer avec des grands chefs un peu partout, jusqu’au jour où j’ai joué avec Kurt Mazur, l’un des plus grands chefs d’orchestre du XXe siècle. Celui-ci m’a invité à suivre des cours de master en direction d’orchestre chez lui, à New York. J’y suis allé et j’ai terminé parmi les premiers de ce master. Aujourd’hui, je joue du piano occasionnellement, pour le plaisir.
—En 2008, vous apparaissez comme musicien sur un titre de l’album Enfant de La Ville, du slameur Grand Corps Malade. Venant de la musique classique, n’y voyez-vous pas une certaine incompatibilité ?
— Au début, j’ai essayé de garder cela secret. Car à l’époque, si on sortait du milieu classique, ce dernier était susceptible de mal réagir. Puis, j’ai découvert que tout le monde était au courant. En fait, j’ai beaucoup aimé jouer avec Grand Corps Malade. C’est un très grand slameur, avec qui j’ai passé de très bons moments. Bref, je considère qu’il ne faut pas établir de frontières entre les différents genres musicaux. Je joue aussi beaucoup de jazz et je fais de la variété. L’important est de faire de la bonne qualité, quel que soit le genre. Mais n’oublions pas qu’à l’origine, tout vient du classique. Mozart était, à son époque, considéré comme populaire. C’est aujourd’hui qu’il est classé comme classique. Alors, peut-être que dans 200 ou 300 ans, on considérera Grand Corps Malade comme faisant partie du genre classique ...
— Vous êtes à la tête de l’Orchestre de Caen et de l’Orchestre national de Chambre d’Arménie, vous dirigez un peu partout dans le monde. Y a-t-il des différences de culture entre les orchestres ?
— La différence se situe plutôt au niveau de la discipline : plus on descend vers le sud, plus le pays est chaud, moins il y a de discipline. C’est le tempérament qui change selon le pays. Mais étant donné qu’ils font tous de la musique classique, il n’existe vraiment pas de grandes différences par ailleurs.
— Même pas au niveau de la technique ?
— Non, les techniques ne changent pas non plus. En effet, avec la mondialisation, les Japonais qui jouent au Japon peuvent avoir obtenu leur master en France ou n’importe où en Europe. Ils ont donc tous la même technique. Les différences se situent plutôt au niveau de l’individu et du groupe. En Asie par exemple, l’individu est moins important, ce qui laisse davantage de place au travail de groupe, alors qu’en France, chaque musicien de l’orchestre est un individu à part entière.
— Au Caire, vous avez interprété Schumann avec le quatuor égyptien Awtar et accompagné la cantatrice égyptienne Gala Al-Hadidi. Dans quelle mesure la question de culture vous influence-t-elle en tant que pianiste ?
— Tout d’abord, j’ai découvert un quatuor égyptien que je ne connaissais pas. Voilà un pianiste arménien habitant en France qui vient rencontrer un quatuor égyptien pour jouer avec lui des morceaux composés par un Allemand. Donc, culturellement parlant, je suis aussi loin de Schumann que le quatuor. Quant à la cantatrice, comme elle habite en Allemagne, on a certains points communs. La musique est un langage universel ; on n’a pas besoin de traducteur, puisque tout est écrit dans la partition !
— Il y a dix ans, vous avez sorti le disque Armenia, consacré à la musique classique arménienne, sur lequel figurent deux de vos propres oeuvres. Quels étaient vos critères pour la sélection de morceaux ? Et sur quel projet travaillez-vous actuellement ?
— Mon critère était que je voulais faire une rétrospective sur 100 ans de musique arménienne. Nous avons commencé par la musique de Komitas, qui date de la fin du XIXe, début du XXe siècle, et terminé avec deux compositeurs contemporains, soit Alexandre Gasparov, qui réside à Paris, et moi-même.
Je travaille en ce moment sur des concerts et des tournées. En décembre, je vais partir au Japon pour une grande tournée, lors de laquelle je dirigerai la 9e symphonie de Beethoven avec un orchestre ukrainien.
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