On se présente, on échange les cartes de visite : « Philippe Courtin, directeur de Openmind Production, à Paris » — « Moi, c’est Multi-Monde », répond Malcom Guy, qui cumule les fonctions d’activiste, de réalisateur et de militant pour les droits de l’homme, citant le nom de la maison de production qu’il a cofondée en 1987 au Canada.
L’un et l’autre projetaient leurs films sur les travailleurs migrants dans le cadre de Human Screen, le premier Festival tunisien du film des droits de l’homme, tenu du 6 au 9 décembre à Tunis et Sbeïtla (une ville du centre du pays).Un événement qui n’aurait pas pu avoir lieu sous le régime de Ben Ali, cela va sans dire, et qui a regroupé 38 films, à la fois artistiques et militants, traitant de la condition féminine, de l’immigration et de la révolution.
Après le documentaire de Malcom Guy The End of Immigration, le public était invité à réagir, à échanger et à découvrir les conditions du tournage. « Mis à part les autochtones, nous sommes tous venus d’ailleurs », estime le réalisateur, qui évoque dans son film la situation précaire des travailleurs temporaires, dont le nombre dépasse largement celui des immigrants. Et de poursuivre : « Les Philippines sont le plus grand exportateur de têtes humaines au monde : presque 10 millions par an dans 150 pays ». Une grande sensibilité quant à montrer l'image de tous ces gens d'ailleurs qui ne voient leurs enfants qu’à travers Skype. Malcom Guy s'est dit lui-même fils de migrant, son père étant arrivé de la Grande-Bretagne pour trouver du travail, il y a quelques années. Mais dans le temps, cela se passait autrement. Les travailleurs n’avaient pas à subir le mépris, l’indifférence et l’incompréhension comme dans le court métrage de Philippe Courtin, Ni une ni deux, dressant les parcours de 3 femmes entre les guichets de la préfecture, du commissariat et de l’aide sociale … Un rapport étrange aux employés français, où tout le monde se sent dans l'impuissance. Le même sentiment que l'on éprouve à l'égard du personnage principal de Welcome, une fiction du réalisateur français Philippe Lioret, qui se situe à Calais. Un jeune Kurde d’Iraq sans-papiers prend des cours de natation pour traverser la Manche à la nage et donc retrouver sa bien-aimée en Angleterre. Ayant presque réussi son exploit, il se fait repérer par la police et se noie … Avec son entraîneur de natation, on touche au monde des sans-papiers, et puis on le fait à nouveau, de manière très terre à terre, avec le documentaire suisse Vol spécial, de Fernand Melgar. Celui-ci a été le premier à pénétrer avec son équipe dans un centre de détention sans-papiers, à savoir la prison de Frambois à Genève, l'une des antichambres des vols spéciaux. Un film poignant qui a provoqué une polémique dès sa sortie en 2011, révélant le sort de ces hommes vaincus par la peur et le stress jusqu’à leur expulsion ; de quoi lui avoir valu le prix du meilleur long métrage du Festival. (Alors que le film de Thierry Michel, L’Affaire Chebeya, a eu une mention spéciale du jury pour son enquête journalistique sur le procès de ce militant congolais assassiné dans sa voiture).
Démocratie année zéro

Vol spécial.
Courtin et Guy se faufilaient d'une salle à l'autre, comme tous les autres invités du festival, ayant quitté la salle du centre culturel Ibn Rachiq, en direction des cinémas Rio ou Le Parnasse. Car les projections se déroulaient dans ces 3 salles du centre-ville, autour de l’avenue Bourguiba. Cette artère principale de la capitale, qui était noire de monde pendant la révolution, vit aujourd’hui au rythme de la désillusion. Le parti islamique Ennahda domine la coalition gouvernementale depuis les élections d’octobre 2011 et la transformation démocratique du pays suscite des soupçons.
Les revendications restent vives et les foules se soulèvent régulièrement, comme à l’occasion de la journée mondiale des droits de l’homme (durant le Festival). Chars, auto-blindés, barbelés, soldats en treillis … tout y est pour dire long sur la tension politique qui règne. Cette image de la rue renvoie à d'autres que l'on a découvert avec les films du Festival portant sur la révolution tunisienne. On retrouvait les mêmes rues du centre-ville sur écran, avec des personnages-clés, lesquels nous aidaient à mieux saisir la situation.
Avec Une vie en dent de scie, le réalisateur tunisien Mounir Baaziz retrace en 52 minutes le portrait de la militante féministe Halima Jouini. Cette activiste a subi toutes les formes de violence imaginables sous les régimes de Bourguiba et de Ben Ali. Aujourd’hui, elle continue à lutter pour préserver les acquis des femmes, notamment dans la Constitution, et pour leur fournir un soutien psychologique quand elles sont victimes de violence.
Le film, qui a décroché le prix du meilleur film tunisien (il y en avait treize en compétition), est empreint de la pudeur et de la sensibilité de son réalisateur, né à Sousse en 1948. Il étale les sentiments de sa génération, appuyé d’une musique militante, qui sert aussi à faire la chronologie des temps modernes. Baaziz fait part d'un monde rebelle qui s'est toujours nourri de poèmes, de chants et de nationalisme arabe.
Cet univers ensorcelé de musique, nous le retrouvons aussi avec les gens ordinaires qui se sont récemment transformés en révolutionnaires, depuis janvier 2011 et l'immolation de Bouazizi. Un bouleversement populaire qu'exprime à merveille le documentaire d’un autre Tunisien, Kamo Hmaïd. Celui-ci dit explicitement à travers le titre : Il nous faut une révolution. Grâce à une héroïne exceptionnelle de 72 ans, le réalisateur aborde les raisons et les déceptions de la révolution. A-t-elle été trahie ? Et par qui? La principale protagoniste, Saïda, interroge des citoyens dans leurs terroirs, qui ont combattu par la chair et par le sang ; elle nous promène aux quatre coins du pays, avec une sagesse et une spontanéité inégalées.
Chienne de vie, je t’aime !
Il y avait ces deux protagonistes femmes, mais aussi il y avait d'autres femmes … Il y avait la femme tout court. Autre le titre phare de Salma Baccar, Fatma 75, un film interdit par la censure jusqu’en 2005, qui relate l’évolution de la condition féminine en Tunisie (projeté hors compétition) … la plupart des films participants soulevaient la question.
D’ailleurs, les deux films qui ont partagé le prix de la catégorie Court métrage parlaient de femmes. Il s’agit de Mollement un samedi matin de la jeune Algérienne Sofia Djama et Abuelas (grands-mères) d’Afarin Eghbal. Bien que d’origine iranienne, cette dernière donne l’impression de raconter une histoire de famille, avec son documentaire animé, à la fois original et touchant.
Dans un petit appartement de Buenos Aires, une grand-mère attend impatiemment la naissance de son petit-fils, en tricotant … C’est alors qu’on lui enlève sa fille, sous la dictature militaire de Videla entre 1976 et 1983. A l’époque, environ 30 000 personnes sont portées disparues, et les mères se retranchent sur une place de la ville afin de rappeler le souvenir de leurs enfants.
Cette souffrance, ce refoulement, on les retrouve également mais très différemment dans le film de Sofia Djama, avec sa protagoniste victime d’un violeur qui bande mou. Elle décide de porter plainte au commissariat (d’où une séquence délirante avec les policiers) et à la fin, elle finit par compatir … Elle-même, tout comme son violeur sont les victimes de l’imposture et de l’oppression … une chienne de vie où l’on tâte son chemin pour la liberté.
Lien court: