Al-Ahram Hebdo : Le président Sissi était récemment en visite en France à l’occasion du Sommet « Pour un nouveau pacte financier mondial » et a eu des entretiens bilatéraux avec le président français, Emmanuel Macron. Comment évaluez-vous les relations entre la France et l’Egypte ?
Marc Baréty : Effectivement, il y a eu, en marge du Sommet « Pour un nouveau pacte financier mondial », un entretien bilatéral entre les deux présidents qui a permis de faire un large tour d’horizon des questions de politique internationale puisqu’on est quand même dans une période de tension non négligeable, entre l’Ukraine, le Soudan, la Palestine. Il y a donc eu des discussions substantielles là-dessus. Et puis on a aussi tous nos projets bilatéraux, des projets économiques et des projets de développement qui forment la substance des relations franco-égyptiennes.
— En chiffres, où en sont les relations économiques ?
— La balance commerciale, qui était jusqu’à l’année dernière très largement excédentaire en faveur de la France, s’est redressée et est aujourd’hui quasiment équilibrée. Nous exportons 2 milliards de biens à destination de l’Egypte, l’Egypte exporte vers la France presque la même somme, il y a, je crois, 70 millions d’euros de différence, c’est tout, ce qui n’est pas très important. L’Egypte a rattrapé le déficit commercial massivement à travers la vente de gaz naturel liquéfié. Quand notre ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire, était venu en Egypte en mars 2022, l’Egypte a demandé l’aide de la France sur le blé, la France celle de l’Egypte sur le gaz. Donc, il y a eu des exportations de gaz importantes de l’Egypte vers la France, et nous aussi, nous avons augmenté nos exportations de blé vers l’Egypte, puisque nous sommes devenus le deuxième fournisseur de blé de l’Egypte. Cela a permis un rééquilibrage. Je pense qu’il va y avoir certainement de nouveau des évolutions en fonction des marchés des céréales, du gaz et de l’énergie. Et puis des contrats signés qui vont être mis en oeuvre. Cette année, ce qui a beaucoup joué outre le blé, l’aéronautique et les satellites. En gros, on a une stabilisation sur la balance commerciale entre les deux pays, ce qui est plutôt positif.
Pour les investissements, le montant est de 5,5 milliards d’euros d’investissements français en Egypte. Il y a des entreprises françaises qui ont réinvesti en Egypte. Cela veut dire que les investissements ont augmenté. On est le 10e investisseur en Egypte. Une place dont on ne peut pas se satisfaire, il y a un effort à faire pour nous pour gagner du terrain, et ça a été justement le but des missions commerciales entre nos deux pays, une mission de la Chambre du commerce française, du MEDEF (Mouvement des entreprises de France), à l’occasion de la COP27, avec des explorations dans un certain nombre de domaines comme l’hydrogène vert. Il y a aussi la ville durable et des projets en cours de développement, notamment le parc éolien dans le golfe de Suez. Notre présence dans les projets d’énergie renouvelable s’accroît en Egypte : il y a aussi le parc solaire de Benban, on fait partie des partenaires de ce projet, même si on n’est pas un gros partenaire.
On a aussi signé des choses dans le domaine de l’hydrogène vert avec l’Agence Française de Développement (AFD). Donc, les choses avancent indubitablement. Et il y a notre présence traditionnelle dans le domaine des transports avec un contrat de rénovation du matériel roulant de la ligne 1 du métro. On a aussi inauguré, avec le ministre égyptien du Transport, Kamel Al-Wazir, la prolongation de la ligne 3. Le prochain projet est celui de la ligne 6, sur lequel nous sommes toujours en négociation.
— Et qu’en est-il du tourisme français ?
— Les Français aiment venir en Egypte, notamment pour le tourisme culturel. Nous sommes intéressés par le Grand Musée égyptien (GEM), parce que ce sera le plus grand musée du monde, mais aussi parce qu’on a des projets, notamment celui qui concerne la bibliothèque avec la mise à disposition d’un expert, d’un financement, et on espère que ça va aboutir, parce que ça fait un an qu’on travaille dessus.
— Revenons au Sommet « Pour un nouveau pacte financier mondial ». La question climatique occupe de plus en plus la scène. Qu’a apporté de nouveau ce sommet ?
— Les 22 et 23 juin, la France a, en effet, accueilli le Sommet « Pour un nouveau pacte financier mondial » et le président français, Emmanuel Macron, y avait invité un certain nombre de hauts responsables, notamment le président Abdel-Fattah Al-Sissi, surtout avec la présidence égyptienne de la COP27, une COP placée sous l’égide de l’Afrique. Il était donc extrêmement important que l’Egypte et l’Afrique puissent venir faire entendre leur voix lors de ce sommet.
C’était un sommet capital, un moment d’échange libre qui a regroupé des chercheurs et des ONG. Il en est sorti un document avec quatre axes importants. Le premier axe est de dire que quand on parle des trois thèmes de ce sommet, la lutte contre la pauvreté, contre les inégalités, contre le changement climatique et pour la biodiversité, ce ne sont pas des objectifs contradictoires. Il ne faut pas que des pays soient obligés de choisir entre, d’une part, la lutte contre les inégalités, et de l’autre, la préservation de l’environnement et la lutte contre le changement climatique.
— Ceci est justement le plus grand défi des pays africains …
— C’est bien pour cela que nous avons tenu ce sommet, et la deuxième idée est qu’il faut que les pays s’approprient l’agenda du changement, que l’on puisse sentir qu’il y a un bénéfice à ce changement. Troisièmement, il y a besoin d’une forte impulsion financière, notamment d’une action du secteur privé. Et enfin, que le système financier international devienne plus efficace. C’était les quatre orientations du sommet. Il y a tout un tas de perspectives qui sont derrière, sur la dette, les droits de tirage spéciaux, le financement de l’adaptation … Tout cela a été mis en forme et va permettre d’avancer. C’est ce qu’on souhaite et c’est pour cela que ce sommet a été organisé.
— S’agit-il d’un engagement spécial de la France à ce sujet ?
— C’est un engagement de tout le monde, pas de la France uniquement. Et cet agenda est un pas en avant et on est très heureux que le président Sissi puisse soutenir cet agenda sur les peuples. Pour nous, il est important de savoir que l’Egypte, en tant que présidente de la COP, soutienne ce nouveau concept. L’idée est bien d’avoir une retombée concrète. Comme toutes les rencontres internationales, des engagements sont pris, et après, il faut leur matérialisation.
(Photo : Ahmad Agamy)
— Vous avez évoqué la COP27 durant laquelle l’Egypte a beaucoup insité sur les dommages que subit l’Afrique à cause du changement climatique …
— Nous avons tenu nos engagements du point de vue financier. On a aussi contribué à un programme spécifiquement égyptien, le programme Nexus for Water, Food and Energy (NWFE) qui a été lancé en juillet 2022, juste avant la COP27, par le ministère de la Coopération internationale. Nous y avons contribué avec la somme de 100 millions d’euros. C’est une chose qui n’a pas été beaucoup remarquée, mais nous avons été les premiers à mettre 100 millions, avant que qui que ce soit ne bouge, on avait déjà mis notre versement sur la table. Cela veut dire qu’on croit à ces projets. Ce projet égyptien vaut la peine d’être soutenu, parce que nous y voyons une solution à tout un tas de problèmes que l’Egypte doit surmonter.
— La France est aussi un partenaire politique-clé de l’Egypte, un pays qui jouit d’une stabilité dans une région où les foyers de tensions sont multiples. Comment la France peut-elle contribuer à maintenir la stabilité régionale ?
— Le mot stabilité est important. La stabilité de l’Egypte et de la région est notre priorité. Parce que l’Egypte est LE grand pays de la région, démographiquement, politiquement, économiquement, militairement. En termes d’influence aussi. Et la stabilité de l’Egypte est essentielle pour celle de son entourage : la région vers le sud qui est l’Afrique, vers l’est qui est le Maghreb, vers l’ouest qui est la mer Rouge, le levant et la péninsule arabique, ainsi que pour la Méditerranée orientale et évidemment toutes les questions migratoires. On a des concertations étroites avec les autorités égyptiennes sur toutes ces questions régionales. Parce que l’Egypte a une vision précise de cette région et qu’elle a une connaissance en profondeur des acteurs et des enjeux. Ce sont les raisons pour lesquelles on a des concertations très régulières. La ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, s’est entretenue à plusieurs reprises avec son homologue, Sameh Choukri. Récemment aussi, le ministre égyptien de la Défense, Mohamed Zaki, était en visite en France. Ces échanges permettent de mieux comprendre les enjeux et de se coordonner sur un certain nombre d’initiatives et des objectifs qu’on souhaite atteindre ensemble. C’est le cas notamment pour la Libye, pour le Soudan, notre ambassadrice au Soudan était là la semaine dernière.
Evidemment, tout ce qui tourne autour d’Israël-Palestine, surtout en ce moment, nous semble essentiel. On rend hommage d’ailleurs au rôle de l’Egypte pour la conclusion, à plusieurs reprises, de cessez-le-feu.
Ce rôle stabilisateur de l’Egypte nous est extrêmement cher, et c’est la raison pour laquelle nous avons ces consultations très fréquentes à tous les niveaux : les ministres, les hauts fonctionnaires, etc.
— Vous avez loué le rôle de l’Egypte dans les différents cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Mais au-delà des tentatives d’accalmie, on est face à une inaction internationale. La France, en tant que puissance mondiale à côté d’autres puissances, ne peut-elle pas oeuvrer à la relance de la paix ?
— La solution à deux Etats reste la seule qui permettra d’avancer vers un règlement durable. On est effectivement dans une situation sérieuse. On a exprimé à plusieurs reprises notre préoccupation devant la détérioration de la situation sur le terrain. Je pense que ce qui importe, c’est la perspective politique, la solution à deux Etats, et c’est cela qu’il faut faire avancer. C’est à ça que nous restons attachés. On ne peut pas se contenter d’ersatz. La France toute seule ne peut rien. Je ne pense pas qu’il y ait une inaction, mais que la dynamique est négative et ne permet pas d’avancer résolument vers une solution. A cause de tout un tas de raisons, on voit bien que la dynamique de la paix n’est pas là.
— Les échanges sont fréquents au sujet de la Libye, un sujet d’intérêt commun pour les deux pays. Mais la situation reste figée …
— Il y a une multiplicité d’acteurs libyens et internationaux. Simplement, on ne peut pas se substituer aux Libyens, c’est à eux de trouver une entente entre eux et à la communauté internationale de les aider. Notre rôle diplomatique ne permet pas d’imposer une solution. La solution doit être pour les Libyens, par les Libyens.
— Cela est-il valable également pour le Liban ? Il y a récemment eu une tentative de médiation française pour trouver un consensus pour un candidat à la présidentielle, mais qui a, semble-t-il, échoué …
— On a des liens très anciens avec le Liban, un pays qui nous tient à coeur dans la région. Le président Macron a nommé Jean-Yves Le Drian, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien ministre de la Défense, envoyé spécial du président de la République au Liban, et ce dernier y a effectué une première mission pour essayer de voir comment trouver une solution. Apparemment, cette solution n’est pas encore là, mais on fera tout notre possible pour essayer de promouvoir une solution qui soit convenable pour toutes les parties, qui permette de mettre en oeuvre les réformes indispensables à la stabilisation du pays.
— Il y a, d’un côté, un blocage au niveau du dossier du nucléaire iranien, de l’autre, une nouvelle dynamique régionale avec la réconciliation entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Qu’en pensez-vous ?
— Nous avons toujours promu une solution sur le nucléaire. Dès le début des années 2000, les Français, les Anglais et les Allemands se sont rendus à Téhéran pour pousser les Iraniens à négocier. Le processus a été lancé, il a débouché sur le JCPOA, un accord qui était, à mon sens, un pas en avant important qui aurait dû permettre de rétablir un certain niveau de confiance. Puis, vous savez ce qui s’est passé. Aujourd’hui, on doit essayer de relancer cette dynamique en parlant avec les Iraniens. Les conditions globales ont changé en Iran et dans la région. On ne désespère pas de trouver une solution sur le JCPOA et on prend note des évolutions sur place, du fait que l’Arabie saoudite et l’Iran ont décidé de se rapprocher. Je pense que le fond du dialogue entre Iraniens et Saoudiens concerne beaucoup le Yémen, et je pense que les évolutions dans ce pays auront un rôle test, ce sera en quelque sorte l’épreuve de la vérité.
— La guerre en Ukraine semble s’inscrire dans la durée. Armer toujours plus l’Ukraine, notamment par les Etats-Unis, est-ce la solution ?
— Il y a une solution toute simple et elle est à Moscou. C’est de la volonté de Poutine que ça dépend, ce n’est pas l’Ukraine qui a attaqué la Russie, elle se défend et on lui donne les moyens de se défendre. Les mesures prises par une partie de la communauté internationale ont été d’imposer des sanctions à la Russie. Ces sanctions commencent à éroder l’économie russe, le rouble s’effondre et la situation économique est mauvaise. Nous continuerons avec les sanctions pour éroder les capacités militaires de la Russie et nous continuerons à soutenir l’Ukraine et à lui fournir les armements qui lui permettent de se défendre. On voit aussi les mouvements à l’intérieur de la Russie avec l’affaire Prigojine. Ce n’est pas une chose qui est arrivée comme ça, ce qui est une surprise, c’est que c’est devenu un conflit ouvert.
— Pour ce qui est de Wagner justement, sa position est-elle toujours aussi forte dans les pays africains où cette organisation a « pris la place » de la France ?
— Il y a une volonté de la Russie de s’implanter à travers Wagner dans un certain nombre de pays en Afrique. Nous pensons que cette présence a un effet nocif, parce que Wagner, comme on dit, vit sur la bête. Mais il y a un certain nombre de pays africains, je pense au Mali, qui nous a demandé de partir, alors nous partons, nous sommes respectueux de la souveraineté de ces pays. Wagner ne partira que s’ils ne sont plus payés ou s’ils n’y trouvent plus leur compte. Notre préoccupation en Afrique, c’était la sécurité et la stabilité de ces pays.
— Le problème migratoire continue de préoccuper les deux rives de la Méditerranée, comment y faire face ?
— Pour faire face aux migrations illégales, il y a plusieurs orientations. D’abord, faire en sorte que les gens qui veulent venir chez nous n’aient plus envie de le faire. Pour ce, ils doivent trouver dans leur pays un emploi, un revenu et la stabilité. C’est le sens de notre politique de développement. Avec l’AFD en Afrique et ici en Egypte. On a ici avec l’AFD une enveloppe de 3 milliards d’euros, 250 millions chaque année sur des projets de développement, que ce soit de la mobilité urbaine comme le métro, l’épuration d’eau, la sécurité sociale, la médecine primaire, l’enseignement. La deuxième approche concerne le contrôle des frontières, on est actif dans ce domaine à la fois dans des coopérations de formation. Sur les frontières maritimes, on participe à un programme financé par l’Union Européenne (UE) en train d’être mis en oeuvre, entre l’UE, les autorités égyptiennes, l’Organisation des migrations internationales et Civipol, une société française de conseil, pour le contrôle des frontières maritimes de l’Egypte. Il y a aussi un grand aspect de coopération internationale entre les pays de départ, les pays de transit, les pays européens et deux du Sud de la Méditerranée.
(Photo : Ahmad Agamy)
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