Jeudi, 10 octobre 2024
Opinion > Opinion >

L'Egypte à l'heure de l'incertitude

Lundi, 03 décembre 2012

Lorsque l’on observe la scène en Egypte depuis l’annonce de la déclaration constitutionnelle récente, plusieurs questions s’imposent : l’Egypte va-t-elle à la dérive ? Sommes-nous au seuil d’une confrontation sanglante entre les composantes d’un même peuple ? Existe-t-il un complot justifiant le recours du chef de l’Etat à une déclaration lui accordant le pouvoir absolu ? Quelles sont les raisons de la polarisation actuelle dans la rue égyptienne ? Au moment où les partisans de chaque camp ne cessent de présenter leurs arguments, la situation, elle, ne cesse de se détériorer, tandis que le fossé séparant les deux parties opposées s’élargit.
Presque deux ans après une révolution qui a mis un terme à un régime jugé dictatorial, les forces révolutionnaires se rassemblent de nouveau dans la rue pour manifester, a priori, contre la dernière déclaration constitutionnelle accordant au chef de l’Etat élu des pouvoirs étendus. Au fond, il s’agit d’une crise profonde de confiance non seulement à l’égard du président, mais plutôt vis-à-vis des Frères musulmans dont il est issu. Seule force organisée après la chute de l’ancien régime, les Frères musulmans, appuyés par les salafistes, se sont imposés sur la scène politique.
Lors de la direction du pays par le Conseil suprême des forces armées, l’alliance des forces islamiques a joué un rôle déterminant pour dessiner les contours d’une feuille de route commençant par les élections et non par la Constitution. Par ailleurs, sous sa pression, une loi électorale défectueuse fut adoptée par le Conseil militaire permettant aux partis politiques de se présenter aux côtés des citoyens dans le tiers consacré aux indépendants aux élections. Malgré le fait que cette feuille de route a été approuvée par le peuple à travers le référendum de mars 2011, il était clair qu’elle mènera à la fin à une impasse. Le peuple était-il conscient des dangers cachés entre les lignes du document qu’il a approuvé ? Comme prévu, les élections législatives organisées par la suite ont donné la majorité écrasante aux courants islamiques dans les deux Chambres du Parlement qui a, à son tour, formé une commission, dominée par les islamistes, pour la rédaction de la nouvelle Constitution. Non seulement la Cour constitutionnelle a jugé la loi électorale défectueuse, ce qui a entraîné la dissolution de la Chambre basse du Parlement, mais aussi des procès ont été introduits auprès des tribunaux réclamant le même sort à la Chambre haute ainsi qu’à la commission chargée de rédiger la Constitution.
Craignant des verdicts allant dans ce sens, le président a promulgué une déclaration constitutionnelle accordant l’immunité à cette commission ainsi qu’à la Chambre haute du Parlement, empêchant tout jugement les concernant. En plus du limogeage du procureur général, ces mesures contenues dans la déclaration constitutionnelle du 22 novembre allaient constituer la raison directe d’un soulèvement non seulement de la part de la magistrature, qui se sentait visée, mais aussi du côté des forces politiques civiles récemment organisées. Tandis que les juges rejetaient la mainmise du président sur leur pouvoir, les secondes dénonçaient une « dérive dictatoriale » du nouveau président. Dorénavant, des manifestations et des contre-manifestations allaient dominer la scène politique divisant le peuple en deux camps, l’un réclamant l’annulation de la déclaration et l’autre apportant un soutien au président face à « un complot » visant à freiner l’avancée vers la stabilité. Ces manifestations qui ont donné lieu à des heurts au Caire et dans divers gouvernorats se sont déroulées sur une toile de fond d’affrontements entre les jeunes et les forces de l’ordre dans les rues avoisinant le ministère de l’Intérieur. Tandis que le nombre de décès restait minime, celui des blessés ne cessait d’augmenter. On était troublé de savoir que des armes ont été utilisées pendant les heurts sans préciser les auteurs.
Ce tableau sombre nous incite à focaliser la lumière sur quelques points fondamentaux :
Premièrement, la situation actuelle est complètement différente de celle de janvier 2011 où la jeunesse, sans avoir une direction claire, a lancé le défi à un régime chancelant. En revanche, les contestations qui se déroulent depuis la dernière semaine du mois de novembre sont différentes à plusieurs égards : elles sont dirigées par des partis et mouvements politiques ; elles ont une direction qui se donne le nom du « Front du salut » englobant des personnalités connues et d’autres qui étaient candidats à la présidentielle. Par ailleurs, elles sont appuyées par les magistrats qui ont rejeté, avec quelques exceptions, la mainmise de l’exécutif sur le pouvoir juridique. D’autres forces se sont alignées également sur la position contestant la composition de la commission chargée de la rédaction de la Constitution, notamment l’Eglise. En outre, des manifestants scandent un slogan réclamant « le départ du régime du guide » (une allusion au guide des Frères musulmans).
Deuxièmement, le régime au pouvoir à la fin de 2012 est entièrement différent de celui de Moubarak. Bien que le président élu ait déclaré à maintes reprises qu’il était le président de tous les Egyptiens, force est de constater que seuls les courants islamistes se mobilisent pour défendre ses décisions. S’ils ont annulé le rassemblement « Pro-président » prévu le 27 novembre, ils ont appelé à un autre le 1er décembre sous le slogan « La légitimité et la charia ». Ce rassemblement semblerait porteur d’un message clair à l’adresse de l’opinion publique nationale et internationale : l’Egypte n’est pas représentée uniquement par ceux qui se trouvent à la place Tahrir ; il s’agit d’une minorité qui s’exprime dans le cadre d’une démocratie, tandis que la majorité manifeste pour appuyer les décisions du président.
Troisièmement, la polarisation actuelle dans la rue en Egypte est inquiétante. Elle nécessite une action rapide, collective et courageuse accordant la priorité à l’intérêt national. Pourtant, la lecture des évolutions de la situation donne à croire que l’heure est à l’escalade. Bien que la déclaration constitutionnelle controversée ait accordé deux mois supplémentaires à la commission pour mettre au point le projet de la Constitution, celle-ci est passée à la vitesse supérieure en votant lors d’une séance-marathon de 18 heures environ les articles du projet, mettant fin à ses travaux. Désormais, il ne s’agit plus de contester la légalité de la composition de la commission, mais plutôt le document qu’elle a produit. Ainsi, les contestataires devraient faire avec un document qui pourrait faire l’objet d’un référendum avec les risques d’être adopté sous l’influence des courants islamiques. Dans ce contexte, on peut comprendre les menaces brandies par l’opposition de recourir à la désobéissance civile et celles des magistrats de ne pas superviser le référendum sur la Constitution.
Dans l’état actuel d’incertitude, l’examen attentif de ces données nécessite que l’on s’attelle, sans délai, à faire face à une situation dangereuse qui menace non seulement l’unité mais également la sécurité nationale. A cet égard, nous considérons qu’une rencontre entre le chef de l’Etat, d’une part, et les forces de l’opposition, de l’autre, pour trouver une issue à la crise est une priorité absolue. L’objectif serait de mettre sur pied une nouvelle commission représentative ayant pour mission d’examiner le projet de la Constitution préparé et d’y apporter, d’un commun accord, les modifications et les garanties nécessaires pour en faire un document consensuel. Par ailleurs, cette rencontre pourrait fournir l’occasion pour examiner, entre partenaires, la thèse du « complot » contre le pays ainsi que les moyens de réunir toutes les forces pour y faire face sans pour autant avoir besoin de prises de position controversées.
Mots clés:
Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique