Tout le long de la route qui mène à Cemile, dans la municipalité de Sakarya, au nord ouest d'Anatolie et à 120 km d’Istanbul, des dizaines d'agents de sécurité sont alignés pour servir de boucliers à Recep Tayyip Erdogan.
Comme à son habitude, le premier ministre et candidat à la présidentielle émet depuis sa tribune ses déclarations enflammées à l'encontre de ses adversaires. L'assistance brandit des drapeaux et crie les slogans du Parti de la justice et du développement, au pouvoir (AKP).
C’est sous un soleil resplendissant que se tient, non sans fierté, le chef de l'exécutif et l'homme fort de l’AKP qui rêve désormais d'accéder à la fonction suprême. C’est lui qui a redonné vie à cette Turquie appelée autrefois « l'homme malade de l'Europe » et qui a fait renaître de ses cendres le glorieux Empire ottoman.
La même séquence se répète dans chaque ville où atterrit son hélicoptère, mettant en relief l'inégalité des chances des trois candidats en lice pour la présidentielle du 10 août. La différence est flagrante avec Ekmeleddin Ihsanoglu et Selahattin Demirtas. Il va sans dire qu'Erdogan dispose de tout l'appui nécessaire de l'Etat et de son parti, contrairement aux deux autres candidats.
La Turquie sous Erdogan ne diffère plus depuis 7 ans des dictatures du tiers-monde. Dans une première au sein de tout le parcours de la République turque qui s’écrit depuis un siècle, la Constitution a été amendée pour autoriser le chef de l'exécutif à briguer la fonction suprême. Pour reprendre les termes de l'écrivain Mohamed Al Tan, le gouvernement de l'AKP a totalement démoli l'infrastructure de l'Etat et a sapé la souveraineté de la loi.
Bien que les médias, pour la plupart, dépendent du secteur privé, il n'en demeure pas moins qu'Erdogan a pu les « amadouer » avec le bâton et la carotte. Il a saisi au vol leurs faiblesses représentées par une carence de financement, leur volonté de faire baisser les taxes et le rééchelonnement de leurs dettes. Ils sont devenus les porte-parole en titre du parti au pouvoir, avec la télévision gouvernementale (TRT), « la plus humiliante », commente sans mâcher ses mots Murat Yetkin, journaliste à Radikal.
La TRT a été purifiée des fauteurs de troubles qui prêchent la neutralité. Ainsi elle est devenue le porte-parole d'Erdogan dressant la liste de ses points forts, se focalisant notamment sur les exportations qui ont dépassé la barre des 160 milliards de dollars.
La TRT a diffusé en direct et dans les détails tous les discours et les tournées du chef, entouré d'une pléthore de responsables comme lors de l'inauguration des méga-projets dont l'annonce a été reportée pour se greffer sur l’agenda électoral.
Par ailleurs, les chaînes suivant les campagnes d'Ihsanoglu et Demirtas se comptent sur les doigts de la main. Cet alignement sur l’homme fort n'avait jusqu’à présent jamais prévalu en Turquie, même lorsqu'elle fut secouée par les trois coups d'Etat militaires du siècle passé.
Dans un tel contexte, il est tout à fait normal qu'une série de craintes entourent l'Anatolie, à l'intérieur comme à l'extérieur du marathon électoral. Le Parlement européen s’est, lui aussi, ému des éventuelles manipulations auxquelles pourrait recourir Erdogan pour accéder à Cankaya Kosku, le palais présidentiel.
Le journal Zaman a d'ailleurs transmis les propositions de la délégation des 6 observateurs arrivés à Ankara pour suivre les élections, lesquels demandent d’imposer des critères plus restrictifs aux candidats occupant déjà des responsabilités politiques. Ces observateurs ont aussi soulevé des interrogations sur les dépenses des campagnes de publicités, la manipulation des fonds publics et les « one man show » d’Erdogan sur la majorité des chaînes.
Les rapports de Gallup classent la Turquie sur la liste des pays jouissant du moins de liberté de la presse. Selon Gallup, ce constat est le résultat naturel des pressions exercées au quotidien sur les médias audiovisuels et sur la presse, pressions qui ont gagné en intensité après les événements de la place symbolique du centre-ville : Taksim. A cela s’ajoutent les scandales de corruption dévoilés les 17 et 25 décembre 2013.
De son côté, Ken Weinstein, président de Hudson Institute, a déclaré que la situation des médias turcs dérangeait Washington à tel point que certains reporters étrangers ont décidé de quitter la Turquie suite aux critiques que leur a adressées l'autorité au pouvoir. La liberté de presse en Turquie est à son plus bas niveau, soit à la 154e place, côte à côte avec l'Iraq et la Gambie, selon Reporters sans frontières.
Le plus étonnant reste l'attitude des responsables qui se soucient peu de ces données. N'ont-ils pas confiance dans leurs foules ? Ils sont si sûrs et certains qu'Erdogan obtiendra le siège présidentiel que ces considérations semblent peu leur importer.
L'on s'attend qu'Erdogan soit élu avec 55 à 58 % des voix, devenant ainsi le douzième président de la République turque jusqu'en 2023, en même temps que son homme fort. Jonathan Friedman, spécialiste de la Turquie à l'institut Control Risks de Londres, affirme qu'au sein de l'AKP, les politiques résultent depuis longtemps du seul Erdogan et de ses conseillers. Une situation qui sera maintenue après son investiture. Quand Erdogan fera son entrée au palais Cankaya Kosku, la Turquie entrera dans un tunnel sans lumière.
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