Bien que la police soit intervenue pour disperser plusieurs manifestations et qu’elle ait arrêté plus de 2 000 étudiants, la violence dans ces manifestations est restée limitée par rapport à d’autres organisées aux Etats-Unis, comme celles qui ont pris un caractère raciste à la suite du meurtre de Noirs américains par la police, ou les manifestations politiques qui ont eu lieu dans le pays dans les années 1960 contre la discrimination raciale.
Le caractère pacifique des manifestations des étudiants, la noblesse de leurs propos et leur choc humanitaire face aux massacres commis à Gaza et aux images de femmes et d’enfants tués chaque jour par l’armée d’occupation israélienne avec des armes souvent américaines ont soulevé la question de savoir si ces manifestations peuvent changer les équations du pouvoir et de la politique. Est-il nécessaire que ces manifestations dégénèrent en violence et effusion de sang pour que ces changements se produisent ?
Les protestations des étudiants américains affecteront très probablement les équations du pouvoir et de la politique dans un avenir proche sans que cela nécessite une escalade de la violence, ce qui risque de se produire si la guerre dure plus longtemps. Cela dépendra plutôt de la capacité du message politique et moral de ces jeunes à influencer l’opinion publique et les élites.
Les manifestations étudiantes aux Etats-Unis font partie du parcours de nombreuses sociétés occidentales. En 1968, la France a connu ce que l’on a appelé la « révolution étudiante », lorsque des manifestations massives ont eu lieu contre le patriarcat et la domination du général De Gaulle sur le système politique et contre la guerre du Vietnam à l’étranger et les guerres dites « impérialistes », selon les expressions de gauche populaires à l’époque.
Ces protestations ont conduit à un changement dans la structure du système politique existant. Un dirigeant du poids de De Gaulle a décidé de démissionner en 1969 à la suite des résultats d’un référendum qui ne lui était pas favorable. Le système politique et social en France a connu de profonds changements et une nouvelle génération a émergé dans la vie politique et professionnelle qui a imposé un modèle de relations sociales et familiales différent de ce qui était avant la Révolution de 1968, même si elle n’a pas directement gouverné.
Aux Etats-Unis, de larges manifestations étudiantes se sont déclenchées la même année contre la guerre au Vietnam. L’Université de Columbia était le bastion des protestations en 1968 comme en 2024. Ces manifestations ont contribué à arrêter la première guerre télévisée qui a permis aux Américains de voir en direct les atrocités sur leurs petits écrans. Mais dans le cas de la guerre de Gaza, il ne s’agit plus de suivre les chaînes satellites et les grandes chaînes d’information contre lesquelles de nombreux jeunes se sont rebellés. Grâce aux réseaux sociaux, les jeunes suivent les scènes quotidiennes des massacres commis à Gaza.
Les manifestations de 1968 ont changé les équations politiques et contribué à arrêter la guerre du Vietnam après que les Américains avaient payé cher le prix de cette guerre de la vie de leurs enfants. La tâche des manifestations de 2024 est beaucoup plus difficile car elles sont confrontées à un régime bien établi qui considère le soutien à Israël comme l’une des sources de sa légitimité et de son maintien au pouvoir, d’autant qu’il existe un récit politique et religieux, ainsi qu’un réseau d’intérêts économiques et médiatiques qui soutient cette option.
En plus, le lobby soutenant Israël aux Etats-Unis est beaucoup plus puissant que celui qui a soutenu la guerre du Vietnam dans les années 1960. Il s’agissait d’une guerre coloniale dont la fin était connue, mais dans le cas de Gaza, les Etats-Unis sont accusés de soutenir l’occupation israélienne dans une guerre où il n’y a pas de victimes américaines. Cependant, la puissance du message moral et politique diffusé par les étudiants confirme une fois de plus que ces manifestations sont capables de changer les équations politiques dans un avenir proche.
En effet, le plus grand avantage du système libéral occidental réside dans le fait que le régime politique qu’il a instauré est capable d’assimiler une partie des idées de protestation en son sein d’une manière qui aide leurs auteurs à passer de l’état de rêves révolutionnaires et d’actes de protestation à la construction de courants politiques porteurs de programmes de réforme qui modifient le régime existant sans le renverser.
En Europe, les régimes libéraux ont transformé de nombreux groupes révolutionnaires de gauche en partis réformistes sociaux-démocrates. Ils ont intégré les partis verts (qui oeuvraient initialement au renversement des régimes capitalistes anti-environnementaux) devenant des partis légitimes influents dans divers Parlements européens.
L’intégration du nouveau discours protestataire dans les années 1960 se répétera à l’heure actuelle avec le nouveau récit de soutien à la Palestine parce que le système dominant aux Etats-Unis possède un degré de flexibilité qui le rend capable de répondre aux nouvelles idées et de les transformer d’un état de rejet et de protestation en une partie des équations de réforme et de pouvoir.
Le récit palestinien opposé au récit israélien sera intégré dans le régime américain au pouvoir dans un avenir proche. Il ne sera pas le seul. Il fera partie d’autres récits mais il aura du poids et de la légitimité et ne s’appuiera pas uniquement ou principalement sur sa voix de protestation. Il construira ses institutions, créera ses propres groupes de pression et mènera une bataille féroce pour avoir une place dans le régime et la politique, comme l’ont fait auparavant de nombreux groupes ethniques et politiques.
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