Comment évaluer le projet de la nouvelle Constitution ? Celui-ci est sans doute globalement en avance sur le texte approuvé sous le régime des Frères musulmans, fin décembre 2012. Il assure notamment une meilleure protection des libertés fondamentales et des droits de l’homme et des minorités et accorde une attention particulière aux droits socioéconomiques, telles l’éducation et la santé. Une question majeure, parmi tant d’autres, a cependant retenu l’attention tout au long du processus de rédaction de la Constitution : la place de l’islam et de la charia dans la vie publique.
Comme attendu, et montré déjà dans le premier projet remis par le comité des 10 experts de droit constitutionnel, le texte élaboré par le comité des 50 a été débarrassé de toutes les références à la charia, insérées par les islamistes, Frères musulmans et salafistes, dans la Constitution de 2012, et a souligné le caractère « civil » de l’Etat. Ce processus a donné lieu à un âpre débat entre les libéraux, qui dominaient le comité, et le seul représentant des salafistes, le membre du parti Al-Nour, parfois soutenu par l’institution d’Al-Azhar, représentée par trois membres au comité. Mais l’équilibre des forces au sein de ce dernier, vu le contexte politique général après la chute du régime de la confrérie, ne permettait pas à Al-Nour de faire valoir ses vues ultraconservatrices. Il a été battu sur presque toute la ligne.
Cela a été particulièrement le cas lorsque le projet de Constitution a éliminé l’article 219 controversé, introduit sous la pression d’Al-Nour dans le texte de 2012, qui donnait une définition large et stricte des « principes de la charia ». Ceux-ci sont, selon l’article 2, « la source majeure de la législation ». La tentative du parti Al-Nour d’introduire, après la suppression de l’article 219, une définition des « principes de la charia » dans le préambule de la Constitution de 2013 a également échouée. Le nouveau texte revient ainsi à la formule de la Constitution de 1971, en vigueur sous les anciens présidents Hosni Moubarak et Anouar Al-Sadate, qui se contente d’évoquer les principes de la charia comme « la source majeure de la législation », sans leur donner une définition particulière, laissant le droit de leur interprétation à la Haute Cour Constitutionnelle (HCC). L’article 219 supprimé limitait la liberté d’interprétation de la HCC, considérée comme trop libérale par les islamistes.
La Constitution de 2012 accordait également à Al-Azhar un droit de regard, non obligatoire cependant pour le législateur, sur les questions liées à la charia, ce qui a fait craindre l’élargissement du rôle de l’institution religieuse dans l’espace politique et public, voire même, pour certains, l’établissement d’une théocratie. Cette disposition a été supprimée dans la Constitution de 2013, avec l’accord d’ailleurs d’Al-Azhar qui ne voulait pas s’immiscer dans les questions épineuses de la politique, limitant ainsi le droit de définition des « principes de la charia » à la seule HCC.
Dans la même veine, l’article 76 de 2012 a été supprimé. Il prévoyait qu’un crime peut être déduit du seul texte de la Constitution, sans une mention explicite dans le code pénal. Des juristes ont interprété cette disposition comme ouvrant la voie à l’application par les tribunaux de châtiments prévus par la charia, sans avoir besoin d’une législation préalable à cet effet.
L’introduction dans le préambule du projet de Constitution de 2013 de la formule « gouvernement civil » est une autre indication de la déislamisation du texte fondamental. Le terme « civil » n’existait ni dans la Constitution de 1971, ni, a fortiori, dans celle de 2012. Après l’expérience malheureuse des Frères musulmans au pouvoir, les libéraux, soutenus par les représentants des trois Eglises égyptiennes, copte, catholique et anglicane, insistaient à introduire ce terme pour couper court à toute tentative d’islamisation de l’Etat, à l’avenir. Cette volonté de souligner le caractère civil de l’Etat a donné lieu à un débat intense avec les salafistes, auxquels s’est jointe par moments Al-Azhar. Al-Nour s’opposait à toute insertion du terme « civil », car pour lui il traduit des valeurs occidentales et laïques. Les libéraux voulaient au départ utiliser la formule « Etat civil », ce qui a été rejeté par Al-Nour et Al-Azhar, car pour eux, elle pourrait signifier un « Etat laïque ». La formule de compromis était finalement « l’établissement d’un Etat démocratique moderne, dont le gouvernement est civil ».
Sur un autre plan, le projet de Constitution interdit dans son article 74 l’établissement de partis politiques à base religieuse ou sectaire. Il revient ainsi à la formule de la Constitution de 1971. La question des partis religieux reste cependant posée. Ces partis, au nombre de 11, ont été créés après le soulèvement populaire du 25 janvier, sous la déclaration constitutionnelle de mars 2011, promulguée par le Conseil suprême des forces armées, et qui interdisait la création de partis religieux. Ceux-ci, pour contourner la difficulté, évitaient de faire référence claire dans leurs statuts et programmes à ce caractère religieux, mais leurs actions et leurs discours trahissaient cette dimension. Le contexte politique de mars 2011 n’est certes pas celui de décembre 2013, au moins pour ce qui est des Frères musulmans et leur parti politique, Liberté et justice (PLJ), gelé actuellement.
Par contre, il est probable que le parti salafiste Al-Nour, deuxième force politique après le PLJ dans le dernier Parlement dissous, survive à cette interdiction. Il était le seul parti islamiste à avoir accepté de donner sa caution à la feuille de route, annoncée par l’armée à la suite de la destitution de Mohamad Morsi le 3 juillet. Il a également participé au processus d’élaboration du projet de Constitution et s’est abstenu de se retirer du comité des 50 malgré les revers qu’il a subis et où pratiquement toutes ses demandes ont été rejetées. Le parti a appelé ses partisans à voter « oui » pour le projet de Constitution, lors du référendum populaire prévu en janvier. Ces positions s’expliquent par le fait qu’Al-Nour est conscient que les vents ont tourné et que les islamistes ont perdu la position dominante qu’ils avaient acquise à la suite de la chute de Moubarak. Sa direction est à la fois réaliste et ambitieuse. Elle a certes perdu la bataille de la Constitution, étant donné les nouveaux rapports de force établis après le renversement des Frères musulmans, mais, prenant en considération le faible ancrage des partis libéraux dans l’électorat, elle garde l’espoir et a l’ambition d’hériter de la position dominante du PLJ au Parlement et dans la vie politique .
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