Depuis l’ouverture, le 4 novembre, du procès de l’ex-président Mohamad Morsi, la question se pose sur la stratégie à suivre par les Frères musulmans. Cette question se posait en réalité depuis la destitution par l’armée de l’ex-chef d’Etat, le 3 juillet. La tenue du procès, en elle-même, est un événement majeur car, d’un côté, elle démontre la détermination des autorités à sévir contre la confrérie et à juger ses dirigeants, accusés, entre autres, d’incitation à la violence. D’un autre côté, elle représente un test pour mesurer la nature et l’ampleur de la réaction de la confrérie.
La confrérie a jusqu’ici adopté une attitude de défi contre les décisions et mesures prises par le gouvernement intérimaire à son encontre. Depuis la destitution de Morsi, les Frères musulmans ont tenu un discours idéologique qualifiant le renversement de leur dirigeant de complot ourdi par l’armée et les laïcs, de connivence avec l’Occident, contre le projet islamique, qu’ils prétendent incarner, et contre l’islam en général. Leur objectif était de galvaniser leurs troupes et de s’attirer la sympathie d’une population largement religieuse. La rhétorique de la confrérie défend l’idée de « légitimité » d’un président démocratiquement élu contre ce qu’ils présentent comme un « coup d’Etat » fomenté par l’armée.
Cette seconde composante de leur discours s’adresse essentiellement au monde occidental, censé attaché à la défense de la démocratie. La répression violente de la confrérie, consécutive au renversement de Morsi, a été également exploitée pour propager l’idée de « victimisation » en vue de gagner la sympathie d’au moins une partie de l’opinion publique locale ainsi que celle du monde extérieur, gouvernements et défenseurs des droits de l’homme compris.
Corollaire de cette attitude de défi, émanant de leur conviction que leur groupe est incontournable, les Frères musulmans ont lancé depuis juillet une campagne de manifestations et de protestations en permanence contre le gouvernement intérimaire, la police et l’armée. Bien que leur capacité de mobilisation se soit avérée de plus en plus réduite, les Frères ont montré une détermination à payer le prix de cette protestation en continu, en termes de victimes, de blessés et d’arrestations.
Ce prix, bien que chèrement payé, sert l’objectif de victimisation de la confrérie. Mais il sert également l’objectif à moyen terme du groupe, à savoir la mise en échec du gouvernement intérimaire et de l’ensemble du processus de transition. Car la confrérie continue à refuser de reconnaître la nouvelle réalité, née le 3 juillet, et table toujours sur son retour d’une manière ou d’une autre au pouvoir.
Pour y parvenir, elle cherche, par des manifestations permanentes, à rendre la vie dure au gouvernement : troubles et affrontements dans la capitale et les principales villes du pays, barrage des routes, perturbations dans les transports publics, embouteillages gigantesques et fréquents dans les rues du Caire dus aux manifestations, vie estudiantine et universitaire perturbée, menaces de sécurité sur les biens et les bâtiments publics. Sans parler de la montée du terrorisme au Sinaï, partiellement liée à l’éviction des Frères musulmans du pouvoir. Ces actions, qui maintiennent l’état d’instabilité politique et sécuritaire, devraient faire durer, voire aggraver, les difficultés économiques et sociales, auxquelles fait face le gouvernement : stagnation économique, recul ou arrêt des projets sociaux et d’infrastructures, hausse du chômage, tarissement de l’investissement étranger et local, baisse des revenus du tourisme qui est une source vitale de devises étrangères, etc.
L’ensemble de ces phénomènes devrait, estime la confrérie, mettre le gouvernement dans l’embarras face à des citoyens qui, devant ces difficultés de la vie quotidienne, se retourneraient contre le régime en place. Ce qui, espèrent les Frères, provoquerait sa chute ou le pousserait à accepter de conclure un marché avantageux pour la confrérie. L’objectif des Frères musulmans dans ce contexte est de délégitimer le nouveau pouvoir et le processus de transition, que la confrérie dénonce comme étant « non démocratique » et « non inclusif ».
La stratégie du « défi » ou de la « résistance » adoptée par la confrérie, qui se traduit par la persistance d’une violence de basse intensité, s’explique en premier lieu par la volonté de sa direction de maintenir la cohésion du groupe face à la répression des autorités. Faire des « concessions » pour parvenir à un accord ou à une « réconciliation » avec le régime en place, afin de réintégrer la vie politique légale, serait considéré au sein du groupe comme une « trahison » aux martyrs qui sont tombés depuis le renversement de Morsi, justement à cause de cette même stratégie, dictée par la direction, de confrontation avec le régime.
Aujourd’hui, il serait difficile, à court terme, que les Frères franchissent ce pas, car c’est reconnaître que leur stratégie suivie jusqu’ici était une erreur. Personne dans la confrérie n’osera le faire, étant donné notamment que l’ensemble des dirigeants sont détenus, dans l’attente de leur procès. Ce serait aussi et surtout prendre le risque de faire éclater la confrérie entre ceux, minoritaires, qui sont disposés à un compromis avec les autorités et ceux majoritaires, notamment à la direction, qui rejettent tout accord avec elles. La stratégie des Frères sera-t-elle payante ? Rien n’est moins sûr. La confrérie table sur l’échec du régime en place, et celui qui le succédera après la tenue d’élections législatives et présidentielles aux résultats encore inconnus, grâce à sa stratégie de protestations permanentes.
Cette arme est à double tranchant et peut se retourner, au même titre, contre la confrérie, car, même si une partie des Egyptiens peuvent sympathiser avec les Frères en raison de la répression dont ils sont victimes, la majorité de l’opinion publique leur fait porter la responsabilité de leurs difficultés quotidiennes et économiques, en raison du maintien de l’instabilité politique et sécuritaire. La preuve : les manifestations des Frères dégénèrent souvent en affrontements avec des habitants des quartiers qu’elles traversent. Plusieurs associent également la montée du terrorisme aux Frères musulmans. L’armée, ennemi numéro un de la confrérie car elle était l’outil de la destitution de Morsi, bénéficie par contre d’un regain certain de popularité, justement en raison de son renversement du régime des Frères. Au point d’assister à un phénomène de Sissi-mania, par référence au ministre de la Défense Abdel-Fattah Al-Sissi qui, s’il décide de se présenter à la prochaine présidentielle, l’emportera probablement.
La confrérie reste cependant une force politique dont il faut tenir compte. Elle maintient une présence sur le terrain, malgré son recul. Elle pourra bénéficier de l’ouverture de l’espace politique, en place depuis la chute de Moubarak. Car même en cas d’interdiction de son parti, Liberté et justice, les Frères musulmans pourraient se présenter en tant qu’indépendants aux prochaines législatives et remporter une certaine représentation politique.
Lien court: