Les chefs de la diplomatie des quatre pays ont convenu à Moscou, le 10 mai, de charger les vice-ministres des Affaires étrangères d’élaborer une feuille de route pour promouvoir les relations entre Damas et Ankara, en coordination avec les ministères de la Défense et les services de renseignements des quatre pays.
Cette évolution constitue une percée étant donné l’animosité qui caractérisait les rapports entre la Turquie et la Syrie qui ont rompu leurs relations diplomatiques après le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, au milieu d’accusations portées par Damas contre Ankara sur son soutien à des groupes rebelles opposés au régime du président Bachar Al-Assad. La Turquie a également profité du conflit pour mener des incursions militaires dans le nord-ouest syrien, en invoquant la nécessité de poursuivre les éléments kurdes accusés d’actes terroristes dans le sud du pays. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a initialement soutenu les efforts des rebelles pour renverser Assad. Mais après avoir constaté que ce dernier resterait au pouvoir grâce au soutien militaire russo-iranien, Erdogan a concentré ses efforts sur la suppression du mouvement indépendantiste des Kurdes syriens au nord du pays, qu’il accuse de faire cause commune avec le Parti séparatiste des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, déclaré organisation terroriste. Ankara a profité du retrait surprise, décidé en octobre 2019 par le président Donald Trump, des 2 000 à 2 500 militaires américains au nord de la Syrie, pour créer une zone tampon dans la région frontalière.
Le changement de la politique d’Ankara envers Damas s’inscrit dans sa politique plus large de réconciliation avec ses anciens ennemis dans le monde arabe, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et l’Egypte, qui s’explique en premier lieu par ses difficultés économiques. Celles-ci se sont matérialisées, entre autres, par la chute de la valeur de la livre turque, qui a atteint en avril son plus bas niveau historique face au dollar, rongée par une inflation galopante et la sortie de capitaux. L’approche des élections du 14 mai en Turquie expliquait également la volonté d’Ankara d’accélérer sa réconciliation avec Damas, qui impliquerait le rapatriement de près de 4 millions de réfugiés et migrants syriens. Subissant d’intenses pressions internes pour renvoyer ces Syriens dans leur pays, dans un contexte de ralentissement économique brutal et de montée du sentiment anti-réfugiés, Erdogan s’est engagé à accélérer leur rapatriement en vue d’augmenter ses chances dans la présidentielle face à son adversaire de l’opposition, Kemal Kilicdaroglu.
En réalité, la Turquie a déjà entamé une expulsion en grande partie silencieuse de réfugiés syriens en construisant des dizaines de milliers de maisons dans le nord-ouest de la Syrie, dans le but d’atteindre son objectif d’y abriter un million de Syriens. L’organisation Human Rights Watch a documenté des expulsions massives de réfugiés qui ont été forcés de signer des formulaires acceptant leur rapatriement prétendument « volontaire ». Ils seraient logés dans ce que les autorités turques qualifient de zones de sécurité. Celles-ci serviraient de zones tampons contre les actions militaires des Unités de protection du peuple (YPG), une milice kurde reconnue comme un groupe terroriste par la Turquie en raison de ses supposés liens avec le PKK. Les YPG sont le bras armé des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), une coalition de groupes rebelles dominés par les Kurdes, qui cherchent à établir leur autonomie dans le nord de la Syrie.
En cherchant à se réconcilier avec la Syrie, Ankara s’attend à recevoir la collaboration de Damas pour anéantir l’autonomie kurde. Cet objectif est une priorité stratégique absolue pour la Turquie, et un résultat souhaitable pour le régime syrien. Mais celui-ci n’est pas enclin à coopérer sans avoir reçu au préalable des garanties sur le retrait de la Turquie du nord-ouest du pays. Ce qu’Ankara rechigne à offrir. La Syrie comprenait également que la campagne menée par Erdogan en vue de sa réélection a joué un grand rôle dans ses récentes décisions de politique étrangère, y compris sa volonté affichée de normaliser avec elle. Doutant des vraies intentions d’Ankara, Damas n’avait aucune raison de se précipiter pour contribuer à une victoire électorale d’Erdogan.
Au contraire, le régime syrien souhaitait une victoire de l’opposition car il estimait qu’un compromis serait plus facile à atteindre avec elle, étant donné que la priorité de celle-ci est de mettre un terme au conflit avec Damas, en vue de parvenir à une entente sur le rapatriement des réfugiés, en échange d’un accord sur le repli des milices des YPG loin des frontières turques sous la supervision de l’Etat syrien et sur la consolidation du contrôle de ce dernier sur la zone frontalière, d’une manière qui répondrait aux préoccupations turques concernant l’instabilité transfrontalière.
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