Cependant, personne ne s’attendait à ce que ce conflit se produise avec une telle violence et une telle ampleur entre l’Occident et la Russie. Le conflit a davantage consacré la guerre froide, que l’on croyait disparue depuis la dissolution de l’Union soviétique. Personne ne s’attendait à ce que les réactions de représailles de la Russie s’étendent jusqu’à vouloir détrôner le dollar pour contenir sa domination sur l’économie mondiale.
La poursuite et l’expansion du conflit ont confirmé qu’il existe trois agendas principaux visant à remodeler l’ordre international. Le premier est celui des Etats-Unis qui cherchent à approfondir leur position d’hégémonie au sommet de l’ordre mondial à travers la stratégie d’endiguement du défi chinois grandissant économiquement, militairement et technologiquement. Cette stratégie a pour objectif de mettre un terme à l’extension de l’influence chinoise à toutes les parties du monde. Néanmoins, personne ne se souvient que cette stratégie avait été initiée par le président américain Barack Obama et s’appelait Asian-Pivot. Obama considérait la Chine comme le défi stratégique principal. Une stratégie que le républicain Trump et le démocrate Biden ont poursuivie sans délai.
Quant au deuxième agenda, il est de fabrication russe et son objectif principal est de faire avorter la pénétration par l’Otan de ses frontières qui ne porte pas uniquement atteinte à sa sécurité nationale, mais qui signifie aussi une humiliation politique qui approfondit les blessures du démantèlement de l’Union soviétique en 1991. Ajoutons à cela que Moscou, en tant qu’ancienne superpuissance, tient beaucoup à jeter les bases d’un ordre multipolaire.
Le troisième ordre du jour est de nature chinoise et est habilement géré. Les experts dans le Sud de la planète et ceux du Nord industrialisé sont en désaccord quant à la compréhension complète de ses motivations et de ses objectifs. Cependant, ils sont sur la même longueur d’onde sur le fait que la Chine a été capable en deux décennies de sortir d’une extrême pauvreté et d’une arriération sans borne sous une économie socialiste contraignante, à un système unique d’économie de marché dirigé par le Parti communiste. Sous ce système économique, la Chine a atteint des taux de croissance qu’aucun pays n’avait atteints auparavant. Elle a amassé des réserves en devises étrangères de plus de 3 trillions de dollars, dépassant les rêves des pays les plus avancés. Ce pays a fait des progrès au-delà des attentes dans l’industrie, le commerce, la technologie et l’espace, sans parler d’une force militaire et nucléaire imposante, ainsi qu’un investissement spectaculaire et une pénétration de l’économie et des institutions américaines. Dans ce contexte intervient le projet de « La Ceinture et la Route » qui offre quasiment au monde entier des possibilités et des objectifs qui frôlent les rêves.
Alors que le monde observe l’issue du conflit en Ukraine et de ses répercussions sur l’ordre mondial, apparaît à l’horizon la formation d’un groupe de 25 pays se faisant appeler eux-mêmes « The Transactional 25, T25 »* ou les acteurs de la transition « The T25 », qui regroupe les plus grandes économies du monde qui ont choisi, sans accord préalable, de se distancier du conflit en Ukraine ou de ne pas prendre parti dans la confrontation sino-américaine. Ce nouveau groupe représente 45 % de la population mondiale et 18 % du PIB mondial. Malgré les grandes différences entre les systèmes politiques et économiques et les richesses de ses membres, ce nouveau mouvement se réunit autour de son objectif de non-alignement, qui n’a rien à voir avec l’ancien Mouvement des pays non alignés qui avait été décrit par un universitaire indien comme « une organisation mourante qui a besoin d’un enterrement décent ».
La naissance de ce groupe soulève des questions sur ses compétences, compte tenu de sa puissance économique croissante et de sa diversité géopolitique et culturelle, ainsi que de sa potentielle contribution à la formation d’un nouvel ordre mondial. Premièrement, le terrain d’entente entre les pays du groupe a été atteint par la convergence de positions qui n’étaient pas convenues à l’avance, mais qui ont été régies par les calculs d’intérêts nationaux et d’équilibres internationaux. Ceci a donné aux membres du groupe une structure organisationnelle théorique même s’ils ne partagent pas une même version institutionnelle. Deuxièmement, les différences entre les pays du groupe sont énormes politiquement, économiquement, culturellement et géopolitiquement. Ce qui rend ce groupement non institutionnel vulnérable à la division et au désaccord sur d’autres questions internationales. En plus du fait que les relations de la plupart ou de la totalité de ces pays avec les principales puissances internationales sont profondes et étendues, et leur participation à une position neutre en Ukraine ne signifie pas d’assumer une coordination commune des positions. Troisièmement, si le groupe peut s’imposer dans l’équation internationale, les puissances internationales doivent chercher à l’attirer à leurs côtés pour soutenir leurs positions, et surtout préserver leurs énormes intérêts économiques et commerciaux qui les lient aux pays du G25. Ce qui augmentera automatiquement l’importance et la force du groupe et son influence internationale. Quatrièmement, ce nouveau groupe spontané peut-il contribuer à la refonte de l’ordre mondial ?
La question est difficile et la réponse l’est encore plus. Il suffit à l’heure actuelle de faire les observations suivantes. La restructuration de l’ordre mondial n’est pas une tâche planifiée et mise en oeuvre par des résolutions, mais elle est régie par l’interaction des équilibres internationaux, y compris les guerres et les conflits. Et il suffit de rappeler que les Première et Deuxième Guerres mondiales ont finalement produit un nouvel ordre international par l’intermédiaire de la Société des Nations et puis du système des Nations-Unies. Ensuite, l’effondrement de l’Union soviétique a marqué la formation d’un troisième ordre mondial mené par le seul pôle américain. Ce qui se passe en Ukraine est un conflit dans lequel la Russie et l’Amérique cherchent à remodeler l’ordre mondial, tandis que la Chine attend le résultat et est confiante qu’elle sera impliquée dans un ordre mondial multipolaire. Le terme « non-alignement » n’est pas un choix idéologique qui invoque le Mouvement des pays non alignés du passé, mais plutôt un nom créé par le conflit en Ukraine impliquant la nécessité d’une force neutre qui peut contribuer à créer un nouvel équilibre dans l’ordre international sans la participation des grandes puissances.
En conclusion, l’influence du groupe dans la refonte du système international relève toujours des espoirs. Mais son émergence de la volonté de neutralité gagne une expansion internationale constante. D’autant plus que les pays du groupe font partie des 127 pays qui ont voté aux Nations-Unies en faveur de la neutralité entre les parties en conflit en Ukraine.
*T25 : Egypte, Mexique, Maroc, Algérie, Israël, Turquie, Vietnam, Qatar, Bangladesh, Colombie, Pérou, Thaïlande, Afrique du Sud, Philippines, Chili, Nigeria, Brésil, Singapour, Inde, Pakistan, Indonésie, Malaisie, Argentine, Emirats arabes unis, Arabie saoudite.
Lien court: