Il s’agit de la première réunion publique à ce niveau entre Damas et Ankara depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2011, bien que les contacts secrets entre les chefs des services de renseignements des deux pays aient repris il y a près de trois ans. La rencontre est une évolution majeure étant donné que la Turquie était le principal soutien de l’opposition armée et civile contre le régime de Bachar Al-Assad pendant plus d’une décennie et est décrite par Damas comme une puissance occupante en raison de la présence de ses troupes dans le nord du pays.
Depuis l’été, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a multiplié les signaux d’ouverture en vue d’une normalisation des relations avec Damas, sous l’égide de la Russie. Alors qu’il avait qualifié à plusieurs reprises le président syrien de « meurtrier sanguinaire », Erdogan a déclaré en novembre qu’il n’y avait pas « de place pour le ressentiment en politique ». En août, il a annoncé que la Turquie ne visait plus à évincer Al-Assad. Après la rencontre des ministres de la Défense, il a annoncé le 5 janvier que la prochaine étape serait une réunion trilatérale des ministres des Affaires étrangères de Turquie, de Russie et de Syrie. Selon le chef de la diplomatie turque, Mevlut Cavusoglu, cette réunion se tiendra dans la seconde moitié de janvier. Pour Erdogan, ces réunions ministérielles ouvriraient la voie à une prochaine rencontre au sommet avec son homologue syrien.
Deux principales raisons expliquent les ouvertures d’Ankara à Damas. La première est liée à la volonté du président turc de maximiser ses chances de remporter les décisives élections générales de juin prochain. Une réconciliation avec Damas signifierait le début de retour de quelque 3,7 millions de réfugiés syriens actuellement en Turquie. Cette perspective augmenterait les chances d’Erdogan d’être réélu.
La deuxième raison porte sur la volonté d’Ankara de mettre un terme à l’autonomie des Kurdes syriens dans le nord-est du pays. La Turquie a toujours été opposée à toute forme d’autonomie kurde en Syrie qui refléterait les gains de la communauté kurde en Iraq voisin. Elle considère les groupes kurdes syriens comme des terroristes liés au Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, avec lequel elle est en guerre depuis 1984. Partant, elle tente d’affaiblir et éventuellement d’anéantir l’entité kurde syrienne, alliée aux Etats-Unis dans leur lutte contre le groupe terroriste de l’Etat islamique.
Lorsqu’il était devenu clair que la rébellion armée n’allait pas vaincre Al-Assad à cause de l’intervention armée de la Russie en faveur de Damas depuis fin 2015, la Turquie a réorienté ses principaux efforts vers la destruction de la zone d’autonomie kurde à l’est de l’Euphrate. Elle a mené à cette fin quatre offensives terrestres contre les « Forces démocratiques syriennes », à dominance kurde, qui contrôlent la majeure partie de la région à l’est de l’Euphrate, soit environ 30% de la superficie de la Syrie.
La zone kurde, officiellement connue sous le nom d’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie, a été progressivement réduite par la Turquie lors de ses opérations militaires depuis 2016. En 2019, l’incursion turque a obligé les Kurdes à inviter l’armée syrienne et les troupes russes dans leur région pour empêcher une nouvelle avancée d’Ankara. A cette occasion, les forces syriennes n’ont pas cherché à réimposer l’autorité politique du régime de Damas à l’est de l’Euphrate, mais se sont contentées de renforcer sa présence militaire à la frontière avec la Turquie. L’épisode a finalement servi à éroder davantage la zone d’autonomie, conduisant à un affaiblissement supplémentaire des Kurdes.
Dans son effort de supprimer l’autonomie kurde, la Turquie trouve des partenaires naturels en Syrie et en Russie. Une réconciliation avec Damas servira cet objectif. Al-Assad veut réaffirmer son contrôle sur l’intégralité du territoire syrien. Il est soutenu dans cet objectif par la Russie, ainsi que par son allié iranien qui, tous deux, veulent le départ des troupes américaines garantissant actuellement le maintien de l’enclave dirigée par les Kurdes. Frustré par le refus de Washington de mettre fin à son assistance militaire aux milices kurdes en Syrie, Erdogan a choisi de résoudre le problème par l’intermédiaire d’autres parties prenantes dans le conflit.
La lassitude d’Erdogan à l’égard de la politique des Etats-Unis ne signifie pas la solidité de l’alliance de ces derniers avec les Kurdes syriens, officiellement limitée à la coopération dans la bataille en cours contre Daech. L’empressement du dirigeant turc à vouloir avancer sur la voie du règlement de son problème kurde s’explique par l’approche des élections générales. Les Etats-Unis ont toujours indiqué aux dirigeants kurdes que leur présence militaire en Syrie ne se maintiendrait pas nécessairement sur le long terme. Cette position est susceptible de condamner les Kurdes syriens à la lente érosion de leur zone d’autonomie. L’absence d’un engagement clair de Washington en Syrie reflète une vision qui considère cette arène de peu de pertinence pour les intérêts stratégiques américains.
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