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L’Egypte et le « modèle turc »

Lundi, 08 octobre 2012

Le Caire et Ankara multiplient les initiatives de rapprochement, témoins d’un « partenariat » naissant. Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, devrait se rendre, début novembre, au Caire, à la tête de 13 ministres, pour renforcer la coopération, notamment économique, entre les deux pays. Il devrait, à l’occasion, présider la partie turque à la réunion du Conseil suprême de coopération stratégique, qui se tient une fois par an au niveau des premiers ministres. Cette instance a été créée en septembre 2011, à l’occasion de la visite d’Erdogan au Caire, la première depuis la chute du régime de Hosni Moubarak en février de la même année. La visite d’Erdogan en novembre fera suite à celle effectuée par le président Mohamad Morsi en Turquie, le 30 septembre. Accompagné de 72 hommes d’affaires représentant 15 secteurs économiques différents, il y a signé un accord sur un prêt turc d’un milliard de dollars, destiné à soutenir l’économie égyptienne, saignée à blanc par 18 mois d’instabilité politique, sécuritaire et économique. L’accord porte sur la moitié de la somme promise, mi-septembre, par Ankara. L’autre moitié devrait prendre la forme d’investissements. Fruit de ce rapprochement : Les échanges commerciaux bilatéraux ont atteint 4,2 milliards de dollars en 2011 contre 3,2 milliards l’année précédente. Ils ont enregistré 3,8 milliards durant les 9 premiers mois de 2012, ce qui correspond à une augmentation de 27 % par rapport à la même période de l’an dernier. Le chiffre pourrait atteindre 5 milliards à la fin de l’année.

Dans sa démarche de rapprochement avec la Turquie, l’Egypte, qui envisage de lancer prochainement une chaîne satellite en langue turque, était claire en indiquant que son objectif principal est économique : obtenir une assistance financière pour réduire les énormes déficits de son budget et de sa balance commerciale, attirer les investissements étrangers qui ont fui le pays depuis le soulèvement populaire du 25 janvier 2011, et apprendre de l’expérience de réussite économique de la Turquie. Mais pourquoi la Turquie ? Les Frères musulmans, dont le président Morsi est issu, ont fait savoir que, s’ils accédaient au pouvoir, ils privilégieraient les pays musulmans dans leur politique étrangère, notamment ceux qui sont en plein essor économique. La confrérie avait avancé à cet égard les noms de pays comme l’Indonésie, la Malaisie et, surtout, la Turquie, étant donné sa proximité géographique et les liens historiques qui la liaient à l’Egypte, et le fait que plusieurs hommes d’affaires influents au sein de la confrérie la connaissent bien, car ils y ont développé de solides relations commerciale et économique.

La « Success Story » de la Turquie acquiert toute sa dimension pour les Frères musulmans pour deux raisons. D’abord, le boom économique de ce pays est intervenu sous le règne des islamistes du Parti Justice et développement (AKP), qui ont accédé au pouvoir en 2002. Pendant cette décennie, le revenu par habitant a presque triplé, alors que le taux de croissance économique était de 6 à 7 % par an. Les Frères musulmans savent très bien que leur maintien au pouvoir se jouera sur le front économique, la majorité de ceux qui sont descendus dans les rues pendant les 18 jours du soulèvement contre Moubarak l’ayant essentiellement fait pour des raisons économiques. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’observer la poursuite et la multiplication des manifestations, des grèves et des sit-in de différents secteurs socioprofessionnels ces derniers mois. Les derniers en date sont les médecins, les instituteurs et les conducteurs des autobus publics. Tous réclament une hausse des salaires et des prestations ainsi que de meilleures conditions de travail.

L’intérêt du « modèle turc » pour la confrérie se joue également sur le terrain politique. L’AKP a remporté 3 victoires électorales consécutives aux législatives, depuis 2002, mettant un terme à un paysage politique fracturé et à une longue histoire d’instabilité politique et de coalitions gouvernementales fragiles, ponctuée de coups d’Etat militaires. L’AKP est ainsi devenu le parti qui a gouverné seul le pays pendant la période la plus longue depuis plus d’un demi-siècle. La prospérité économique de la Turquie, couplée de sa stabilité politique et de sa réussite à allier démocratie et islam politique, modernité et valeurs traditionnelles, depuis que l’AKP ait pris le pouvoir, fascinent les forces islamistes dans le monde arabe, notamment ceux qui ont récemment accédé au pouvoir dans leur pays, à la faveur de soulèvements populaires. Mais pour les Frères musulmans égyptiens, le « modèle turc » a ses limites. Ils sont certes séduits par la réussite économique de l’AKP et par sa longévité politique, mais ils rejettent sa laïcité vantée par Erdogan. Lorsque celui-ci a visité l’Egypte en septembre de l’année dernière, il a été accueilli en héros par les Frères musulmans. Mais lorsqu’il a eu le malheur, dans un entretien télévisé, de défendre la laïcité, il a été hué par ces mêmes Frères musulmans.

Le partenariat naissant égypto-turc repose également sur la politique étrangère. Le président Morsi cherche la rupture avec le legs de son prédécesseur. Il s’emploie à développer une action extérieure plus équilibrée et plus active. Celle-ci a trouvé son expression dans son initiative de créer un groupe de contact islamique pour régler la crise syrienne. Ce groupe est composé de 4 puissances régionales membres de l’Organisation de la coopération islamique : l’Egypte, la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran. Même si les chances de ce groupe de parvenir à une solution à la crise syrienne sont très minces, en raison notamment du fossé qui sépare d’un côté l’Egypte, la Turquie et l’Arabie saoudite, partisanes d’un départ du président Bachar Al-Assad et, de l’autre, l’Iran, allié indéfectible de Damas, l’initiative égyptienne a permis au Caire et à Ankara de se retrouver sur une question de politique étrangère, où les vues sont partagées et où les intérêts convergent. Pour Morsi, la crise syrienne lui offre une occasion en or de prouver l’activisme retrouvé de l’Egypte. Sa forte position contre Assad et pour l’opposition ne pouvait être autrement. Lui, qui doit son accession au pouvoir à une révolution populaire, ne pouvait tourner le dos à celle du peuple syrien. Il ne pouvait trahir, dans le cas syrien, les idéaux auxquels il avait souscrit publiquement avant et après l’élection présidentielle en Egypte, en juin dernier. L’Egypte, empêtrée dans ses problèmes politiques et économiques internes, avait besoin de partenaire(s) pour pouvoir peser dans la région, elle l’a trouvé dans la Turquie de l’AKP et d’Erdogan, à la recherche à son tour de rôle et d’influence dans la région.

La Syrie était, avant le soulèvement populaire de mars 2011, la pierre angulaire de la politique arabe de la Turquie. Ankara avait développé de solides liens avec Damas, dont le maître était régulièrement qualifié d’« ami » par Erdogan. Mais après le déclenchement du mouvement de protestation populaire contre le régime syrien, la Turquie s’est retrouvée presque seule dans la région. Ses relations sont aujourd’hui tendues avec l’Iraq, l’Iran et Israël. Ankara était en quelque sorte à la recherche d’un allié ou d’un partenaire solide et fiable. Elle l’a retrouvé dans l’Egypte post-révolution. Les deux pays devraient, au moins à court terme, renforcer leur récent partenariat. Un changement de majorité politique dans l’un ou les deux pays pourrait cependant changer la donne. Une concurrence entre eux à moyen et long termes n’est toutefois pas à exclure, si l’Egypte retrouve le chemin de la croissance économique et de la stabilité politique.

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