Les rapports entre l’Arabie saoudite et la Russie connaissent un emballement qui n’est pas sans soulever les inquiétudes des Etats-Unis, le partenaire stratégique du Royaume. L’accord du 5 octobre sur la réduction de la production pétrolière de l’Opep+ de 2 millions de barils par jour était la dernière manifestation de la communauté d’intérêts énergétiques qui rapprochait les deux pays en vue de défendre les cours de leur principale source de revenu.
L’Arabie saoudite était consciente des conséquences de la récente coupe dans la production de l’Opep+, qu’elle codirige avec la Russie, sur ses rapports avec les Etats-Unis. Ceux-ci avaient exercé de fortes pressions sur Riyad pour empêcher que le groupe décide une nouvelle réduction de sa production, en vain. Irrité, le président Joe Biden a averti Riyad, le 11 octobre, « qu’il y aura des conséquences pour ce qu’ils ont fait avec la Russie », sans préciser ce que cela pourrait être. Mais le porte-parole du Conseil de sécurité nationale, John Kirby, a déclaré que l’Administration américaine réévaluait ses relations avec Riyad.
Le ministre saoudien des Affaires étrangères, Faisal bin Farhan, a beau qualifié la décision de l’Opep+ de « purement économique », Washington ne l’entendait pas de cette oreille, estimant qu’elle fait le jeu de Moscou dans sa quête de contourner les sanctions occidentales et d’accroître les revenus de ses exportations pétrolières en vue de soutenir son effort de guerre en Ukraine. Le ministre saoudien de l’Energie, Abdel-Aziz bin Salman, a de son côté souligné que la décision de l’Opep+ a pour but de gérer les prix mondiaux du pétrole, à l’instar de ce que le groupe avait fait depuis plusieurs années, repoussant l’idée d’une décision motivée par des considérations politiques et arguant qu’une récession mondiale qui se profilait était le principal motif.
Le raisonnement avancé par Riyad est réel. Les Etats-Unis s’attendaient néanmoins de leur partenaire stratégique du Golfe un acte de soutien dans leur rivalité avec une Russie qui conteste l’hégémonie mondiale de Washington. Mais c’était aller contre les intérêts du Royaume fondés sur la défense des prix du brut dans un marché dont l’horizon est assombri par la poursuite de la guerre Russie-Ukraine. Plus concrètement, Riyad a intérêt à coordonner au niveau de la production énergétique avec la Russie, troisième producteur mondial de brut après les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, dans un marché mondial qui navigue entre volatilité et transition énergétique. L’Opep+, un groupe réunissant les 13 membres de l’Opep et 10 producteurs hors-Opep, a largement réussi à aider les producteurs de pétrole à stabiliser les prix tout au long des rebondissements de la révolution du pétrole de schiste et de la pandémie du Covid-19. Avec les incertitudes qui pèsent sur le marché et les perspectives d’un ralentissement économique mondial, l’Arabie saoudite continue à croire que l’alliance Opep+ mérite d’être protégée, même au risque d’offenser Washington. La possible conclusion d’un nouvel accord de non-prolifération nucléaire entre les Etats-Unis et l’Iran pourrait également avoir été prise en compte dans les calculs de Riyad lorsqu’il a décidé d’une coupe importante dans la production de l’Opep+. Un retour du pétrole iranien sur le marché dans les mois à venir justifierait une réduction de la production des autres membres de l’Opep, sur la base de l’offre et de la demande.
Les liens énergétiques saoudo-russes ne se limitent pas à l’Opep+. Lorsque les cours des actions des trois principales sociétés énergétiques russes — Gazprom, Rosneft et Lukoil — ont chuté au début de l’année en raison des sanctions occidentales, la société Kingdom Holding, dirigée par le prince saoudien Al-Walid bin Talal, y a investi environ 600 millions de dollars, au moment où les entreprises occidentales se retiraient de Russie. C’était une décision motivée par des considérations purement économiques: profiter de la chute des actions des trois géants russes. En avril dernier, l’Arabie saoudite et son plus proche allié, les Emirats arabes unis, ont commencé à augmenter leurs importations à prix fortement réduit de mazout raffiné russe destiné à être utilisé dans leurs centrales électriques. En achetant ce carburant, l’Arabie saoudite a libéré davantage de sa production pétrolière en vue d’être vendue à d’autres pays à des prix élevés.
La coopération énergétique entre Riyad et Moscou remonte au début de 2015, lorsque le boom de la production de pétrole de schiste aux Etats-Unis a fait chuter les prix du brut de près de moitié. Cette révolution de schiste risquait de saper le pouvoir de l’Opep et d’autres grands producteurs de pétrole comme la Russie. Riyad et Moscou ont alors collaboré pour empêcher les entreprises américaines de dominer le marché mondial de l’énergie et pour redresser les prix. Un an plus tard, l’Arabie saoudite a invité la Russie à rejoindre le groupe de l’Opep+, calculant qu’une alliance avec la Russie rendrait l’Opep plus forte. Leur partenariat s’est avéré durable à l’exception d’un bref litige au début de 2020, lorsque la pandémie de coronavirus a entraîné un effondrement des prix du pétrole, provoquant un différend sur la manière d’y faire faire. Les liens de Moscou avec Riyad se sont régulièrement élargis après le lancement de l’Opep+ et la première visite historique du roi Salman bin Abdel-Aziz en Russie en octobre 2017. Les deux pays en sont venus à se considérer comme des partenaires précieux ayant des intérêts énergétiques similaires.
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