L’Iraq est plongé dans une crise inédite. Il est sans gouvernement pour la plus longue période depuis l’invasion américaine de 2003. L’impasse politique a rapidement dégénéré en violences meurtrières entre factions chiites rivales à Bagdad et dans le sud, zones dominées par la majorité chiite (55% à 60% de la population) qui dirige le pays depuis la chute du président Saddam Hussein.
Au coeur de la crise se trouve une lutte de pouvoir entre le puissant courant du religieux chiite Moqtada Al-Sadr et des partis et des groupes paramilitaires chiites alliés de l’Iran. Les deux camps ont tenté d’exercer leur contrôle sur la formation d’un nouveau gouvernement depuis les élections d’octobre dernier. La lutte a commencé par des manoeuvres politiques au parlement et dans le système judiciaire et est descendue dans la rue en juin lorsque le courant d’Al-Sadr a organisé des manifestations, puis a dégénéré en violences à la fin du mois d’août. La menace de nouveaux affrontements est toujours présente tant que la rivalité politique entre le courant sadriste et les formations rassemblées dans le Cadre de coordination n’a pas été réglée. Les tensions entre les deux camps sont encore palpables et une issue au vide politique de 10 mois ne semble pas à portée de main.
Les deux camps sont en désaccord, entre autres, sur le mécanisme approprié pour dissoudre le parlement et organiser des élections anticipées, des exigences-clés d’Al-Sadr. Le parti de celui-ci a remporté les élections de 2021 mais n’a pas été en mesure d’atteindre le quorum nécessaire pour faire voter le parlement en faveur d’un gouvernement qui excluait ses rivaux soutenus par l’Iran. Pour forcer la main de ces derniers, Al-Sadr a ordonné en juin la démission des 73 membres du parlement qui lui étaient fidèles. Il s’attendait à ce que cette mesure radicale pousse le camp rival, par crainte d’aggravation de la crise, à assouplir sa position et accepter un gouvernement majoritaire dominé par le courant sadriste. Mais contrairement à ce que prévoyait Al-Sadr, les forces du Cadre de coordination — représentant des formations issues des milices formées en 2014 par des volontaires locaux pour lutter contre l’Etat islamique — ont rapidement profité de la situation pour remplacer les députés sadristes par les leurs, éliminant de fait l’influence parlementaire d’Al-Sadr pour la première fois en près de deux décennies.
Par son bras de fer avec les forces pro-iraniennes, Al-Sadr voulait former un gouvernement dominé par son courant politique et qui s’appuie sur une alliance avec les partis sunnites et kurdes, en excluant les formations chiites pro-iraniennes. Ces dernières se sont naturellement opposées au plan d’Al-Sadr, estimant qu’il les marginaliserait et leur ferait perdre les gains qu’elles ont réalisés depuis 2003. Alors que la position d’Al-Sadr — qui insistait sur le fait de réformer un système politique reposant sur le confessionnalisme — semblait certainement nationaliste par rapport aux arguments sectaires du Cadre de coordination, derrière ces rhétoriques se cachait une lutte pour le pouvoir, les privilèges et le contrôle des ressources, sans parler des animosités personnelles de longue date entre Al-Sadr et l’ancien premier ministre, Nouri Al-Maliki, chef de la Coalition pour l’Etat de droit, et véritable homme fort du Cadre de coordination.
La tentative d’Al-Sadr de former un gouvernement majoritaire avec le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) et le parti sunnite, l’Alliance pour la souveraineté, a été contrée par un tour de passe-passe constitutionnel. En réponse à une question soumise par le Cadre de coordination, la Cour suprême fédérale a émis un avis exigeant un quorum parlementaire des deux tiers pour procéder à la nomination d’un président et, par la suite, d’un premier ministre. Cette décision a fourni aux forces chiites pro-iraniennes un outil-clé pour contrecarrer le plan d’Al-Sadr, ce qu’elles ont fait à deux reprises en convainquant plus du tiers des députés de boycotter les sessions parlementaires, empêchant ainsi la formation d’un quorum qui aurait permis la tenue d’un vote.
Un autre facteur a encore compliqué la tâche d’Al-Sadr. Une division profonde et prolongée entre les deux principaux partis kurdes, le PDK et l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), sur le choix d’un président – qui revient à la communauté kurde, selon le système confessionnel — a été exploitée par le camp chiite adverse pour faire échec aux tentatives d’Al-Sadr d’installer des institutions qui lui soient loyales. Alors que le courant sadriste s’est assuré de l’appui du PDK en soutenant en retour son candidat à la présidence, Reber Ahmed, le Cadre de coordination a obtenu le soutien de l’UPK en appuyant la nomination du président sortant, Barham Saleh.
Pour régler une crise qui a fait jusqu’ici des dizaines de morts et des centaines de blessés, le président iraqien a appelé le 30 août à des législatives anticipées. Celles-ci nécessiteront plusieurs mois de préparation qui s’ajouteront aux 10 mois de vide et d’impasse politique. A titre d’exemple, le scrutin d’octobre 2021 était précédé de 19 mois de préparation. A moins d’un règlement inopiné de la crise, il faudra s’attendre à ce que l’Iraq continue de vivre dans l’incertitude, entre les mains d’un gouvernement intérimaire qui ne peut qu’expédier les affaires courantes.
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