Pour la première fois en 13 ans, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est rendu les 14 et 15 février aux Emirats Arabes Unis (EAU), scellant la réconciliation des deux pays. 13 accords ont été conclus à l’occasion dans les domaines de la défense, du commerce, de la technologie, de l’agriculture, de la santé, du transport et dans d’autres secteurs. Les deux gouvernements se sont également entendus à lancer des négociations en vue d’un partenariat économique global.
Cette réconciliation, qui s’est accélérée pendant les derniers mois de 2021 avec notamment la visite du prince héritier émirati, Mohamad bin Zayed Al Nahyan, à Ankara en novembre, intervient après plusieurs années de concurrence régionale acharnée, de boycotts non officiels et d’accusations acrimonieuses, en raison d’idéologies diamétralement opposées. Dans les années qui ont suivi les révoltes populaires arabes de 2011, Erdogan et son parti pro-Frères musulmans AKP ont soutenu les mouvements de l’islam politique dans de nombreux pays, ce qui était considéré comme une menace pour les monarchies du Golfe. La Turquie était ainsi perçue par Abu-Dhabi comme le chef de file, en coopération avec le Qatar, d’un menaçant réseau de mouvements islamistes sunnites dans le monde arabe, qui surpassait le danger que représentait le réseau iranien de groupes armés chiites dans les pays voisins. La rivalité turco-émiratie pour l’influence régionale a pris par la suite plusieurs formes. Les deux pays ont ainsi soutenu les camps opposés dans la guerre civile libyenne. La Turquie s’est également opposée avec véhémence au blocus que les EAU, l’Arabie saoudite, Bahreïn et l’Egypte ont imposé au Qatar de 2017 à 2021, et Erdogan avait précédemment accusé Abu-Dhabi d’avoir financé la tentative de coup d’Etat militaire contre lui en 2016.
Plusieurs facteurs ont finalement poussé les deux pays vers la réconciliation, en tête desquels l’effondrement du projet des Frères musulmans dans le monde arabe, qui a été à la base des tensions entre eux. La Turquie a été conséquemment perçue aux EAU comme beaucoup moins menaçante qu’auparavant. L’approfondissement du désengagement relatif des Etats-Unis du Moyen-Orient, à la suite de l’arrivée au pouvoir de Joe Biden en janvier 2021, a également amené les deux pays à faire preuve de pragmatisme après des années de confrontation et d’aventurisme. Les impératifs économiques ont cependant joué le rôle majeur ces derniers mois en faveur du rapprochement entre les deux capitales.
Confrontés à un ralentissement lié au coronavirus, à une concurrence économique accrue de l’Arabie saoudite voisine et au coût croissant de leurs engagements militaires dans la région, mais aussi désireux de diversifier leur économie loin du pétrole, les EAU ont réorienté leur politique étrangère dans un sens déterminé par des intérêts économiques. La Turquie, une des économies les plus importantes de la région, était un choix presque naturel pour les investissements émiratis, attirés par la forte chute de la livre turque qui a perdu environ 48 % de sa valeur l’année dernière. En novembre, l’ADQ, le plus récent fonds souverain d’Abu-Dhabi, a promis 10 milliards de dollars d’investissements en Turquie. Son directeur général, Mohamad Hassan Al-Suwaïdi, a expliqué en janvier que la faiblesse de la monnaie turque est un « bon moment » pour acheter. Et d’ajouter que le fonds désire investir, entre autres, dans la logistique, les industries alimentaires et les services financiers, en conformité avec les intérêts stratégiques des EAU de diversifier leur économie.
De son côté, la Turquie est confrontée à une crise économique, dont les symptômes sont une inflation de 48,7 % en 2021 et la chute de la monnaie nationale. Pour relancer son économie, elle est à la recherche d’investissements étrangers dont les EAU sont susceptibles d’être l’un des principaux pourvoyeurs. La montée au pouvoir d’Erdogan en 2002 a été attribuée à l’économie et le président turc ne veut pas qu’elle devienne la cause de sa chute aux prochaines élections générales de 2023. Il a promis de redresser l’économie, sachant que s’il ne le faisait pas, il paierait cher aux urnes l’année prochaine. Il mise sur les EAU et d’autres riches monarchies du Golfe, comme le Qatar, pour injecter des milliards de dollars dans l’économie turque. De meilleures relations avec Abu-Dhabi et d’autres Etats du Golfe – comme l’Arabie saoudite, cible des ouvertures d’Ankara – signifieront également un retour des touristes de cette région l’été prochain, apportant de fortes devises indispensables.
Le rapprochement des intérêts économiques et commerciaux des EAU et de la Turquie ne signifie toutefois pas que leurs divergences idéologiques ont été résolues. Simplement, les deux pays estiment que les coûts de leur confrontation régionale sont devenus trop élevés dans un contexte régional défavorable et que leurs intérêts les plus pressants du moment, principalement économiques, seront mieux servis par la réconciliation et la normalisation de leurs relations.
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