C’était à la fin des années 1980. J’étais en visite en Grande-Bretagne pour assister au Festival annuel d’Edinburgh en Ecosse. Juste après le festival, j’ai eu l’occasion de le rencontrer à Londres. Il s’agit du professeur de littérature anglaise à l’Université du Kent, Abdulrazak Gurnah, qui s’est vu décerner, il y a quelques jours, le prix Nobel de littérature 2021.
A cette époque, Gurnah n’était pas encore célèbre et venait de publier son tout premier roman La Mémoire du départ (1987). Il ignorait encore à cette époque s’il allait emprunter le parcours de l’écriture romanesque. Au début, je le croyais indien ou pakistanais à cause de son nom, mais il m’a dit qu’il était originaire de Tanzanie et qu’il n’avait jamais été très connu. Gurnah est né en 1948 à l’île de Zanzibar, imprégnée du patrimoine arabo-islamique. Il y a vécu 18 ans avant de la quitter pour l’Angleterre où il est devenu professeur de lettres. L’un des sujets qui me préoccupait à l’époque était l’immigration vers l’Angleterre. Les rues de Londres grouillaient d’Indiens, de Pakistanais, d’Africains, de Chinois, et il y avait beaucoup d’Arabes. A tel point que certains disaient sur un ton ironique : « Si vous voulez rencontrer des Anglais, n’allez pas à Londres ». Mon ami, Michael Billington, critique de théâtre au Guardian, m’avait conseillé de voir Gurnah pour avoir une bonne connaissance du sujet de l’immigration.
Abdulrazak Gurnah était un homme modeste et poli qui parlait avec beaucoup d’appréciation de l’Egypte et de la culture arabe. Il m’a raconté que son père était d’origine yéménite et qu’il avait appris le Coran dans son enfance, même s’il ne parlait pas l’arabe. Nous avons parlé du problème de l’immigration et de notre passion commune qui était la littérature anglaise, avant de passer au roman. Je lui ai demandé s’il pensait appartenir à la littérature anglaise, étant donné que l’anglais est sa langue maternelle, ou bien à la littérature du Sud ? Il m’a immédiatement répondu que les divisions géographiques ne s’appliquaient pas à la littérature, qu’il n’existait pas de littérature du Sud ou du Nord et que la littérature était une expérience humaine où qu’elle se trouvait. Selon Gurnah, le côté humain de la littérature fait que le lecteur du Sud apprécie le roman du Nord. Je lui ai demandé si le Sud et le Nord n’imposaient pas leurs sujets aux romanciers et si l’appartenance géographique n’imposait pas souvent les sujets choisis par la littérature. Je lui ai demandé : « Si vous n’étiez pas un immigrant du Sud, auriez-vous parlé de l’exode ? ». Il m’a dit : « Peut-être pas, mais peu importe. Le thème du roman n’est pas ce qui compte le plus mais la façon dont il est traité. C’est ce qui distingue l’oeuvre littéraire ».
Gurnah a publié 10 romans. Les plus connus sont Paradise (paradis, 1994), By the Sea (près de la mer, 2001) et Desertion (Adieu Zanzibar, 2005).
Gurnah m’a confié que lorsqu’il avait rédigé son premier roman, il voulait simplement chroniquer son expérience avec l’immigration. Pendant qu’il écrivait, il s’est rendu compte que le roman prenait forme. Lorsque je lui ai demandé si cette expérience serait suivie par d’autres, il m’a répondu que non, ajoutant qu’il ne se considérait pas comme romancier, mais plutôt comme chercheur qui essayait d’enregistrer son expérience humaine.
En réalité, Gurnah a publié l’année suivante son deuxième roman Pilgrims Way, et deux années plus tard, en 1990, son troisième roman, Dottie, a vu le jour. Ces trois romans peuvent être considérés comme une trilogie. Cette trilogie, écrite par étapes successives, prouve que l’âme du romancier était en lui, même s’il n’en était pas conscient lors de la rédaction de son premier roman. Aujourd’hui, Abdulrazak Gurnah est l’un des plus importants romanciers d’Angleterre. Il a été lauréat du prix Booker plusieurs fois. Les personnages de ses romans souffrent tous de problèmes identitaires et ont été déracinés de leur environnement natal. Les romans de Abdulrazak Gurnah sont proches des expériences nombreuses de nos jeunes qui se trouvent obligés d’immigrer et qui souffrent de la perte de leur identité. Raison pour laquelle je suis étonné que ses romans n’aient pas été traduits vers l’arabe jusqu’à maintenant.
Lien court: