Il est impossible de comprendre la situation libanaise si l’on ne prend pas en considération ces trois dimensions, à savoir l’entité, les communautés et les classes. Toute lecture analytique de la situation au Liban doit prendre en considération la relation dynamique entre ces dimensions. Le Liban en tant qu’entité a été créé il y a 100 ans, à l’époque coloniale, en vertu d’un décret signé à l’époque par le général Gouraud, haut-commissaire de la France en Syrie et commandant de l’armée de l’Est. Le décret présente cette entité comme étant le « résultat des concertations entre les différentes populations pour délimiter les frontières du Liban » et « une réponse favorable aux désirs de ces populations ».
Telle était la vision occidentale de l’entité libanaise. La lecture des circonstances historiques de la création du Liban révèle que le décret ne cherchait pas à créer une nation indépendante, mais plutôt un pays composé d’un ensemble de populations, dans le contexte d’un conflit d’influence entre les puissances coloniales pour assurer leur expansion géographique, protéger les ports et les lignes de chemin de fer, contrôler les ressources et développer leurs investissements.
Ces populations n’étaient autres que les différentes communautés qui vivaient au Liban. Par conséquent, le Liban est devenu un assemblage de communautés et non pas une patrie. Cette mosaïque était dirigée par une sorte de coalition composée des autorités religieuses, des chefs des familles historiques et des princes de la guerre civile qui ont déchiré le Liban pendant 100 ans. Tout ceci dans le cadre d’un système de partage confessionnel.
Cette formule sectaire n’a pas empêché les Libanais de s’ouvrir à l’influence culturelle européenne, selon Georges Korm, ce qui leur a permis de participer activement à la renaissance arabe puis d’adopter un projet civil pour construire le Liban, la nation qui regroupe les différentes composantes, sur la base de la citoyenneté et non du confessionnalisme. De ces fondateurs de la Renaissance a émané un bloc civil trans-sectaire comprenant de nombreux citoyens aux différentes appartenances intellectuelles, politiques et sociales. Ce bloc civil est clairement apparu en 2005 et s’est exprimé au niveau populaire lors des événements d’août 2015 et d’octobre 2019.
Ce mouvement civil pacifique a perturbé la centralité confessionnelle historique, ainsi que les partis qui se disent politiques mais qui sont essentiellement sectaires. Ce mouvement était dirigé par des entités civiles et citoyennes qui représentent toutes les régions et les communautés comme Beyrouth Madinati (Beyrouth, ma ville), Ana (moi), Hezb 7 (parti 7) et autres.
Un mois avant le centenaire de la création du Liban, alors que beaucoup croyaient qu’il était possible de répondre aux demandes du mouvement et de corriger la formule historique pour passer d’un Liban basé sur le confessionnalisme vers un Liban basé sur la patrie, survient l’explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020. Cette explosion est venue concrétiser les douleurs d’une nation qui souffre depuis des décennies sous un pouvoir sectaire financé par la spéculation et les rentes et dont les revenus sont distribués aux dirigeants et aux princes et leurs partisans au sein de chaque communauté.
Depuis cette date, le Liban vit un déséquilibre complexe marqué par l’effondrement de son système financier, la corruption, le chômage, l’inflation, les dettes et autres. Ce qui a amené le Liban à une situation où les réformes ne sont plus possibles. Telle est la situation au Liban aujourd’hui. Qu’en sera-t-il de l’avenir ?
Quatre scénarios sont possibles. Le premier est « la solidarité pour la création d’une nouvelle indépendance ». Au premier plan de cette solidarité apparaît le nouveau bloc civil qui a su perturber la formule sectaire historique et réaliser quelques victoires aux élections des syndicats et des universités prouvant qu’il existe désormais une nouvelle génération, une nouvelle tendance et une nouvelle base sociale désireuse de fonder un nouveau Liban.
Le second scénario est « l’assimilation et la continuité », c’est-à-dire opérer des changements superficiels pour absorber la colère des mouvements populaires et engager des réformes de façade des politiques en vigueur. Le troisième scénario consiste à « accepter un nouveau règlement sous les auspices de forces extérieures », comme ce fut le cas dans l’histoire récente lors de l’accord de Taëf (1989) ou de l’accord de Doha (2008). Ce type de règlement a prouvé qu’il pouvait réaliser un certain « calme », mais ne résout pas pour autant la crise et ne met pas un terme à l’entité sectaire en faveur de la création d’une véritable patrie libanaise.
Le dernier scénario est « le combat », c’est-à-dire le retour à la guerre civile, totale ou partielle, matérielle ou morale. Il s’agit du scénario le plus dangereux à la lumière des manoeuvres régionales dans lesquelles sont impliquées de nombreuses puissances régionales et internationales et des tentatives de remodeler la région, surtout en Méditerranée orientale. Un fait qui peut entraîner des conflits dont le Liban n’a certainement pas besoin
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