L’accord de l’Opep+ d’augmenter les quotes-parts de l’Arabie saoudite, de la Russie, de l’Iraq, du Koweït et des Emirats Arabes Unis (EAU) a permis de désamorcer la crise entre Riyad et Abu-Dhabi sur la marche à suivre par le cartel pétrolier au moment où l’économie mondiale se remet lentement de la pandémie de Covid-19. Opposée au départ à l’augmentation du quota des EAU, l’Arabie saoudite, chef de file de l’Opep, a accepté à contrecoeur le compromis annoncé le 18 juillet permettant à Abu-Dhabi d’accroître progressivement sa production jusqu’à 3,5 millions de barils/jour, légèrement inférieurs aux 3,8 millions souhaités par les Emirats.

Le litige entre l’Arabie saoudite et les EAU, les deux principales économies arabes en termes de PNB, est symptomatique de visions économiques divergentes sur la façon d’aborder la « transition énergétique », loin des hydrocarbures fossiles, et de développer une économie diversifiée. D’un côté, les EAU cherchent à augmenter leur capacité de production de pétrole et de gaz naturel afin de préserver leur part de marché dans les économies émergentes, les seules où la demande des hydrocarbures fossiles continuera de croître dans les années à venir. Ils entendent progresser vers leur objectif de produire 5 millions de barils de pétrole par jour d’ici 2030, contre 3,5 millions en 2018. Le but de cette forte augmentation de leur production, à un moment où la transition mondiale loin des énergies fossiles prend de l’ampleur, est double : les EAU veulent, à court et moyen termes, être en mesure de capitaliser et de monétiser autant que possible leurs ressources pétrolières au cours de la transition énergétique. En outre, Abu-Dhabi cherche, à long terme, à se positionner comme l’un des rares producteurs de pétrole sur lesquels le monde pourra encore compter, même lorsque la plupart des besoins énergétiques mondiaux sont satisfaits par d’autres sources d’énergie.
L’autre face de la stratégie des EAU est de devenir un leader mondial des énergies renouvelables et de l’industrie pétrochimique. Le pays, qui est devenu une destination importante pour les investissements étrangers liés à l’énergie verte, a beaucoup progressé sur la voie de la diversification de son économie : seulement environ un tiers des revenus du gouvernement provient de l’exportation du pétrole et du gaz naturel, tandis que les revenus des hydrocarbures représentent au moins les deux tiers des revenus des autres monarchies pétrolières du Golfe.
L’Arabie saoudite a adopté une approche similaire pour diversifier son économie, mais avec plusieurs années de retard par rapport aux EAU. Ce retard explique sa politique au sein de l’Opep+ : elle cherche la stabilité du marché pétrolier à travers le maintien de l’accord entre l’Opep et les Etats exportateurs hors Opep, car elle a besoin de temps et de stabilité des revenus de ses exportations pour réaliser ses méga-projets visant à diversifier son économie et attirer davantage d’investissements étrangers dans des secteurs hors pétrole. Il lui faudra maintenir la cohésion de l’Opep+ afin de poursuivre sa domination sur le marché pétrolier. Le but étant d’éloigner le jour où les exportateurs de brut se lanceraient dans une guerre de prix pour conquérir des parts de marché sur fond de baisse de consommation mondiale. Selon l’Agence internationale de l’énergie, la consommation mondiale de pétrole baisserait à 25 millions de barils/jour en 2050, contre quelque 90 millions en 2020.
Sur fond de concurrence économique sur l’après-pétrole, les accomplissements asymétriques des EAU et de l’Arabie saoudite vers l’objectif de diversification de leurs économies les ont opposés non seulement au sein de l’Opep+, mais aussi dans bien d’autres secteurs. Dans sa quête de rattraper son retard, Riyad a décidé, début juillet, d’exclure de l’accord tarifaire préférentiel du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) les biens fabriqués par des entreprises dont la main-d’oeuvre est composée de moins de 25 % de la population locale et les produits industriels ayant moins de 40 % de valeur ajoutée après leur processus de transformation. Ainsi, tous les produits fabriqués dans les zones franches du CCG ne seront plus considérés comme fabriqués localement. Riyad cherche ainsi à stimuler ses industries contre des produits importés bénéficiant d’une main-d’oeuvre étrangère bon marché. Premier pays lésé : les EAU dont les zones franches sont un pilier de leur économie. Le Royaume a également décidé d’exclure de l’accord tarifaire les importations liées à Israël, pour s’assurer que les marchandises produites par les entreprises israéliennes aux Emirats ne bénéficient pas d’un traitement préférentiel. Les EAU et Israël ont signé en mai dernier une convention fiscale pour stimuler le commerce bilatéral après la normalisation de leurs relations l’année dernière.
Enfin, Riyad a annoncé en février dernier qu’il cesserait d’accorder des contrats d’Etat aux entreprises étrangères dont le siège régional au Moyen-Orient n’est pas basé en Arabie saoudite. C’est un autre coup dur pour les EAU, plaque tournante du commerce et des affaires de la région, notamment l’émirat de Dubaï qui a bâti son économie sur son ouverture aux entreprises étrangères. L’action saoudienne vise à déplacer le centre économique régional de Dubaï à Riyad.
L’Arabie saoudite a pris ces mesures malgré le fait que les Emirats sont son deuxième partenaire commercial après la Chine en termes de valeur des importations. Ils sont également une plaque tournante majeure de réexportation de produits étrangers vers le Royaume. Les deux alliés, qui agissent de pair sur plusieurs dossiers régionaux, risquent donc de s’affronter davantage et de se faire concurrence sur le front économique alors qu’ils tentent de diversifier leurs économies en développant des secteurs similaires tels que le tourisme, les services financiers et la technologie.
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