Troisième pays arabe à annoncer récemment la normalisation de ses rapports avec Israël, le Soudan présente un cas particulier. Contrairement aux Emirats arabes unis et à Bahreïn qui avaient volontairement — certes sous l’impulsion des Etats-Unis — normalisé avec l’Etat juif en septembre, le Soudan s’est vu conditionner par Washington sa levée de la liste américaine des Etats soutenant le terrorisme à l’établissement des relations avec Tel-Aviv. Le vice-président du Conseil soudanais de souveraineté, Mohamad Hamdan Dagalo, dit Hamidati, l’a reconnu lorsqu’il a indiqué le 26 octobre, trois jours après l’annonce par le président Donald Trump de l’accord de normalisation israélo-soudanais : « Que cela nous plaise ou non, la levée (du Soudan de la liste du terrorisme) est liée à (la normalisation avec) Israël ».
Au départ, le retrait du Soudan de la liste des Etats soutenant le terrorisme était conditionné à la conclusion d’un accord de compensations financières aux familles des victimes ainsi qu’aux blessés américains des deux attentats à la bombe commis par Al-Qaëda contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1988, de l’attaque du destroyer USS Cole au large du Yémen en 2000 et de l’assassinat de John Granville, employé de l’Agence américaine pour le développement international, à Khartoum en 2008. C’était chose faite après la récente approbation du gouvernement de transition soudanais, formé après la destitution du président Omar Hassan Al-Béchir en avril 2019, de payer 335 millions de dollars d’indemnités. Mais l’Administration Trump a introduit à l’approche de la présidentielle américaine une nouvelle condition, celle de la normalisation par le Soudan de ses rapports avec Israël. Le président sortant, en mauvaise posture dans les sondages face au candidat démocrate Joe Biden, avait un besoin urgent de victoires diplomatiques à présenter à une composante importante de sa base électorale, les chrétiens évangéliques qui sont des inconditionnels d’Israël. Les normalisations successives avec ce dernier des Emirats arabes unis, de Bahreïn et du Soudan les lui ont offerts.
L’Administration américaine a joué sur l’extrême fragilité de la situation économique du Soudan et le besoin impérieux de son gouvernement d’une bouffée d’oxygène financière. Khartoum se trouve en effet aux prises avec une crise économique aiguë illustrée par un énorme déficit budgétaire et une pénurie généralisée de biens essentiels, notamment du pain, du carburant et des médicaments.
La levée du Soudan de la liste des Etats soutenant le terrorisme ouvrirait la voie à l’allègement de sa dette extérieure de plus de 60 milliards de dollars, conformément à l’Initiative du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale en faveur des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE), ainsi qu’à attirer des investissements indispensables à la relance de son économie saignée à blanc durant les trente ans de pouvoir d’Al-Béchir.
Le fait d’être inscrit sur la liste noire du Département d’Etat américain a éloigné les investisseurs étrangers du Soudan, le privant des devises fortes indispensables pour soutenir une économie qui a subi un coup dur lorsque le Soudan du Sud s’est séparé et devenu indépendant en 2011, emportant avec lui les trois quarts de la production pétrolière du Soudan. Privées de devises fortes, les autorités soudanaises ont longtemps lutté pour contenir la spirale inflationniste du pays. Le mois dernier, l’inflation annuelle est passée à 212,29 % contre 166,83 % en août, selon les chiffres officiels. Pendant ce temps, la livre soudanaise a perdu plus de 50 % de sa valeur par rapport au dollar au cours des deux derniers mois et le gouvernement, à court de liquidités, a du mal à payer les fournitures de biens qu’il subventionne comme le blé, le carburant et les médicaments.
En outre, le gouvernement de transition, qui a lancé un vaste programme de résolution des conflits internes et de réconciliation nationale, reconnaît qu’il ne pourra réussir à ramener la paix au pays sans une importante enveloppe financière, dont la disponibilité est conditionnée à la réintégration du Soudan dans l’ordre financier mondial. Khartoum espère ainsi que sa levée de la liste américaine du terrorisme ouvrira la voie à un retour de l’aide internationale pour financer l’application de l’accord de paix « historique » signé le 3 octobre avec plusieurs factions rebelles réunies dans le « Front révolutionnaire soudanais ». Celui-ci est une coalition de cinq mouvements armés et de quatre mouvements politiques opérant dans les régions du Darfour (ouest), du Sud-Kordofan et du Nil bleu (sud). L’accord se compose de huit protocoles : propriété foncière, justice transitionnelle, compensations, développement du secteur nomade et pastoral, partage des richesses, partage du pouvoir et retour des réfugiés et des personnes déplacées, en plus du protocole de sécurité en vue de l’intégration des rebelles dans l’armée régulière.
Le gouvernement, compte tenu de la situation économique actuelle, ne pourra financer la mise en oeuvre de cet accord coûteux sans une importante aide étrangère qui sera notamment dédiée à la démobilisation et l’intégration de milliers de combattants, à l’indemnisation des victimes et au retour des déplacés. Le conflit au Darfour a fait depuis son déclenchement en 2003 quelque 300 000 victimes et 2,5 millions de déplacés et de réfugiés, selon les chiffres des Nations-Unies, alors que celui du Sud-Kordofan et du Nil bleu a fait depuis 2011 environ 1 500 morts et 500 000 déplacés.
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