L’annoncedu cessez-le-feu en Libye, faite le 21 août par le Gouvernement d’union nationale (GNA) et soutenue simultanément par Aguila Saleh, président du parlement rival basé à Tobrouk (est), est le fruit de longues tractations entre les protagonistes et augure d’une reprise du processus de réconciliation nationale, afin de mettre un terme à la guerre civile qui déchire le pays depuis des années. La fin, en juin, du siège de la capitale Tripoli par l’Armée Nationale Libyenne (ANL), dirigée par Khalifa Haftar, et l’avancée des troupes du GNA vers les positions de cette dernière dans la ville stratégique de Syrte et la base militaire d’Al-Jufra (centre) ont changé la donne et poussé l’Egypte voisine à menacer d’intervenir militairement si cette « ligne rouge » Syrte-Al-Jufra est attaquée par les forces du gouvernement du premier ministre, Fayez Al-Sarraj, soutenues par la Turquie. Ces développements ont fait craindre une extension et une détérioration du conflit armé et incité les principaux acteurs à revoir leurs stratégies et leurs calculs, à commencer par la Turquie et la Russie.
La première évolution majeure dans ce sens a été la déclaration commune russo-turque, le 22 juillet, dans laquelle les deux pays se sont engagés à « créer les conditions d’un cessez-le-feu durable » en Libye. Après une série de réunions au niveau ministériel, Ankara et Moscou ont promis de « faciliter l’avancement du dialogue politique intra-libyen » conformément aux conclusions de la Conférence de Berlin qui s’est tenue le 19 janvier 2020, avec la participation des grandes puissances. Le contenu de la déclaration commune montre que la Turquie a changé de position et revu à la baisse ses ambitions, car elle s’est engagée, à la demande de la Russie, à ne pas poursuivre son offensive militaire vers la ligne Syrte-Al-Jufra, comme elle en avait menacé à peine une dizaine de jours auparavant. Son ministre des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, avait alors averti qu’il n’y aurait pas de cessez-le-feu avant que Syrte et Al-Jufra ne soient évacuées par l’ANL et contrôlées par le GNA.
Ce développement montre que, à l’instar du conflit en Syrie, la Russie et la Turquie, pour préserver leurs intérêts et éviter un affrontement militaire direct, parviennent à coopérer dans le conflit libyen, malgré le fait qu’elles soutiennent des parties opposées. Alors que la Turquie appuie le GNA, dominé par les islamistes, la Russie soutient le camp anti-islamiste de l’ANL. Dans le passé, Ankara a soutenu le Parti libyen de la justice et de la construction — un nom inspiré du Parti turc de la justice et du développement (AKP), au pouvoir — qui a des liens étroits avec les Frères musulmans égyptiens. En revanche, Moscou s’oppose à ce que les Frères musulmans prennent de l’importance à cause des activistes tchétchènes qui épousent la même idéologie dans la Fédération de Russie.
La coopération russo-turque en Libye avance donc sur un terrain miné. Mais ce qui la rend possible malgré les difficultés est l’existence d’intérêts bilatéraux solides, stratégiques et économiques, en tête desquels le gazoduc TurkStream reliant la Russie à la Turquie à travers la mer Noire. Inauguré en janvier dernier avec une première livraison à la Bulgarie, le projet est prévu pour faire transiter 31,5 milliards de m3 de gaz naturel russe vers l’Europe. La Turquie est également un important, quoique récent, client d’armes russes. Elle a acquis en juillet 2019 le système avancé de défense antiaérienne S-400, au prix d’une importante dispute avec les Etats-Unis. Moscou et Ankara partagent en outre une méfiance à l’égard de l’Occident. Alors que la Russie est sous la coupe de sanctions occidentales depuis son annexion de la Crimée en mars 2014, la Turquie est à couteaux tirés avec l’Union Européenne (UE) pour plusieurs raisons, dont sa politique en Méditerranée orientale et la question des réfugiés syriens.
Comme en Syrie, Moscou et Ankara s’évertuent à coopérer en Libye d’une manière qui permettrait à chacun d’eux de réaliser ses intérêts. D’un côté, la Russie cherche à élargir son influence là où les Etats-Unis se retirent, à prendre le contrôle des gisements de pétrole et de gaz naturel de la Libye et à se construire des avant-postes supplémentaires sur la Méditerranée à côté de ceux qu’elle possède déjà en Syrie. De l’autre côté, la Turquie cherche aussi des sources d’énergie et, comme la Russie, elle souhaite étendre son influence au Moyen-Orient arabe. Ce qui est important pour Ankara, c’est de défendre ce qu’il appelle la « Patrie bleue », ou « Mavi Vatan », autrement dit, l’ambition de transformer la Turquie en puissance régionale, ce qui obligerait les grandes puissances, en tête desquelles les Etats-Unis, la Russie et l’UE, ainsi que les puissances régionales, à prendre en compte ses intérêts et à la considérer comme un partenaire incontournable au Moyen-Orient.
Ce réseau d’intérêts russes et turcs en Libye n’est pas déconnecté de la guerre en Syrie, où Moscou et Ankara évitent soigneusement tout affrontement militaire direct. Dans ce pays du Levant, ils maintiennent conjointement une zone de désescalade à Idleb (nord), alors même que la Russie exerce une forte pression sur la Turquie pour qu’elle élimine toutes les milices armées de la province, comme elle avait promis de le faire il y a environ 18 mois. Et Ankara poursuit sa guerre contre les Kurdes syriens alors même que Moscou cherche à les impliquer dans les efforts pour parvenir à une solution politique à la guerre civile. Malgré ces intérêts divergents, les deux pays ont en commun l’objectif d’exclure les Occidentaux de la scène syrienne, pour pouvoir monopoliser les dividendes de leur intervention militaire. Et pour y parvenir, ils sont prêts à coopérer en vue de parvenir à un terrain d’entente qui leur permettrait de se réserver des sphères d’influence géographiques. Et c’est ce scénario appliqué au conflit syrien que la Russie et la Turquie semblent vouloir transposer en Libye.
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