Quelle tristesse de voir à quoi ressemble aujourd’hui Beyrouth, après l’explosion du port ! Cette capitale que j’ai visitée de nombreuses fois pendant plus de 25 ans de 1995 à 2020. J’ai fait la connaissance de cette ville splendide à un moment crucial de son histoire alors qu’elle luttait pour se remettre debout après une longue guerre civile (1975-1990). Beyrouth tentait alors de récupérer ses caractéristiques propres, la diversité et la singularité humaine et culturelle, dans l’objectif de compléter son projet de modernisme et d’illumination. Une ville qui se caractérise aussi par sa capacité d’assimilation de tous ceux qui y vivent, ce qui garantit la continuité et la réussite de son projet.
Les Libanais ont décidé d’oublier l’expérience amère de la guerre civile durant laquelle « l’obscurité entourait tout » dans les rues de Beyrouth comme le dit l’écrivain Sonallah Ibrahim dans son oeuvre exceptionnelle « Beyrouth, Beyrouth ». La génération de la guerre a tenu à inculquer à celles qui lui ont succédé de ne pas répéter cette expérience et d’éviter à tout prix les erreurs qui y avaient été menées. C’est pour cela que les nouvelles générations ont oeuvré à reconstruire une nouvelle Beyrouth libérée des erreurs du passé. Et malgré les nombreux obstacles, Beyrouth est redevenue une belle ville grâce à la génération de l’après-guerre. Une grande partie de cette génération a décidé de former « un bloc historique », comme le prédisait souvent le célèbre penseur et écrivain Hani Fahs (1946-2014). Un bloc historique qui « dépasserait le confessionnalisme, la fragilité de l’Etat, le démantèlement, la corruption, etc. », et qui oeuvrerait à construire un nouveau Liban.
Mais pour cela, il fallait dépasser un certain nombre de blessures, comme celles causées par les règlements fragiles que le Liban a connus tout au long de son histoire avant même la fondation du Grand Liban en 1920 ; ou celles léguées par la période du mandat français ; ou encore celles nées des handicaps structurels qui se sont ancrés au Liban après son indépendance en 1943 et qui ont affecté le développement social et économique du pays et mené à « l’explosion confessionnelle » en 1975.
Or, le confessionnalisme est devenu de plus en plus institutionnel. Ce qui a empêché la renaissance du Liban. Pire encore, les tensions confessionnelles n’ont cessé de se renouveler. A titre d’exemple, la vague des grands assassinats de 2005 et la « guerre » de Beyrouth qui s’est déroulée dans les rues du quartier de Hamra en mai 2008, et qui a dessiné « une image obscure de Beyrouth », comme le dit le célèbre poète Adonis.
Cet état de fait a poussé une tranche de Libanais non adeptes du « confessionnalisme profond » à accepter un nouveau compromis pour éviter que le pays ne revienne à une phase amère de son histoire. La teneur de ce principe est : « Si nous ne réussissons pas à changer le pays, il faut l’empêcher de nous changer ». (C’est probablement le célèbre artiste libanais Ziad Rahbani qui a dit cette phrase).
Au fil du temps, les conditions économiques se sont détériorées, les services se sont dégradés, et les réseaux de corruption se sont dévoilés. D’où l’apparition du mouvement d’août 2015 dirigé par le « bloc historique ». Ce mouvement est composé des nouvelles générations qui appartiennent au nouveau millénaire avec leurs valeurs de citoyenneté et d’humanité, mais aussi d’activistes de la société civile et des classes défavorisées. Un cocktail dénonçant le système qui régit le pays et appelant à remplacer le concept de confessionnalisme par celui de citoyenneté, avec deux principes de base : le caractère pacifique du mouvement et la mobilisation « trans-confessionnelle » (le Liban compte 18 confessions), avec des réclamations économiques, sociales et humaines claires. Ce qui met les partisans du confessionnalisme d’un côté et ceux du compromis de l’autre.
Le plus important est que ce mouvement a réussi à dissiper l’obscurité de Beyrouth et à donner au centre de la capitale une signification particulière, puisque c’est le point de rassemblement des membres du mouvement quelles que soient leurs appartenances politico-religieuses ou leur classe sociale. Tous ceux-ci ont rêvé d’un nouveau Liban, une patrie pour tous les Libanais construite sur une assisse de citoyenneté. Ils sont tentés de concrétiser leur rêve, le mouvement ayant atteint son apogée le 17 octobre 2019. Tous ont pensé que l’année 2020, année du centenaire de la fondation du Grand Liban (1920), pourrait être celle de la correction de la formule historique sur laquelle le Liban a été fondé. Une correction qui consiste à réaliser « une formule d’entente entre les confessions » ou « un rassemblement des confessions », comme l’a dit le penseur Ghali Choukri, dans son ouvrage référentiel important Les Noces du sang au Liban (1979).
Prions pour Beyrouth, ses gens, ses rues, sa mer et ses montagnes, prions pour que son bloc historique lui redonne vie.
Lien court: