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Nouvelle donne en Libye

Mardi, 28 avril 2020

La guerre en Libye prend une nouvelle tournure. Après plus d’un an d’offensive militaire entamée le 4 avril 2019 par l’Armée Nationale Libyenne (ANL) du général Khalifa Haftar pour capturer Tripoli, le Gouvernement d’Entente Nationale (GEN) dirigé par le premier ministre, Fayez Al-Sarraj, mène pour la première fois une contre-attaque pour desserrer l’étau autour de la capitale et regagner le terrain perdu. Sur la défensive depuis le déclenchement de l’attaque de Haftar, le GEN a pris pour la première fois l’initiative dans les opérations militaires en lançant, le 25 mars, une offensive baptisée « Tempête de paix » contre les positions de l’ANL.

En deux semaines, le GEN a réussi à reprendre le contrôle de six villes côtières, Sabrata, Al-Ajailat, Sorman, Gemayel, Riqdalin et Al-Assa près de la frontière avec la Tunisie. Il contrôle désormais toute la côte ouest méditerranéenne s’étendant de la capitale jusqu’à la frontière tunisienne. Pendant plus d’un an, ces villes de l’ouest libyen, fief du GEN, ont été une source majeure de soutien politique et tribal à l’ANL. La base aérienne de Jafara au sud-ouest de Tripoli, que Haftar utilisait pour soutenir ses opérations terrestres, est actuellement encerclée par les milices du GEN, ce qui l’élimine pratiquement en tant qu’actif stratégique dans les opérations de l’ANL contre la capitale. Fort de ces avancées militaires, le GEN cherche à présent à capturer le principal centre stratégique de Haftar dans la région, la ville de Tarhouna, située à 65km au sud-est de Tripoli, qui était le point de départ de l’offensive de l’ANL contre la capitale. Selon des sources proches du GEN, celui-ci est déterminé à repousser les forces de l’ANL hors de la périphérie de la capitale afin de permettre à quelque 345000 déplacés— qui ont fui les combats depuis avril dernier— de rentrer chez eux et d’alléger la pression sur le centre de la capitale où ces personnes ont trouvé refuge.

Ces premiers succès militaires du GEN ont été rendus possibles grâce à l’intervention de la Turquie depuis janvier dernier. L’appui militaire turc, en violation de l’embargo international sur les armes à destination de la Libye, a pour l’instant modifié l’équilibre des forces en faveur des milices du GEN qui, bien que plus nombreuses que les forces de l’ANL, étaient moins équipées. Le GEN a surtout acquis une supériorité aérienne après que la Turquie avait mis en service une nouvelle génération de drones (avions sans pilote) dotés d’une technologie avancée. Ces drones ainsi que les systèmes de défense antiaérienne à moyenne portée HISAR-O, installés par Ankara à Tripoli, ont eu pour effet de neutraliser les attaques aériennes de l’ANL contre la capitale et la ville de Misrata, alliée du GEN, située à 187km à l’est de Tripoli.

La Turquie a appliqué la tactique qu’elle avait utilisée lors des affrontements à Idleb en Syrie fin février et début mars, à savoir le lancement de drones contre des centres de commandement de haut niveau et d’importants systèmes d’armes ennemis, associés à des tirs d’artillerie et de roquettes de soutien. Les drones turcs ont également pris pour cible des convois de ravitaillement et des camions-citernes destinés aux forces de l’ANL à l’ouest. La raison pour laquelle les systèmes de défense antiaérienne « Pantsir » de l’ANL n’ont pas riposté est probablement l’interférence des brouilleurs de radar KORAL, le système de guerre électronique que la Turquie avait transféré en Libye début février. En outre, les frégates Goksu et Gokova de la marine turque, stationnées au large des côtes libyennes entre Tripoli et Sabrata depuis début février, fournissent une protection aérienne et navale aux forces du GEN.

Le conflit entre le GEN et l’ANL prend de plus en plus l’allure d’une bataille pour la suprématie aérienne, notamment à travers l’emploi massif d’avions téléguidés. Depuis le déclenchement de l’offensive de l’ANL contre Tripoli, la fréquence des frappes de drones a considérablement augmenté. La mise en service par la Turquie en début d’année des drones « Bayraktar TB2 » a permis aux milices du GEN de dominer progressivement le ciel face aux drones chinois « Wing Loong » utilisés par l’ANL.

Cependant, la capacité de la Turquie à réapprovisionner les forces terrestres du GEN a été compliquée par la récente mission navale de l’Union européenne visant à faire respecter l’embargo sur les armesdestinéesà la Libye, imposé par les Nations-Uniesen 2016. Appelée « EUNAVFOR MED IRINI », cette opération militaire européenne a été formellement lancée le 30 mars. Pour contourner plus facilement l’embargo, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a visité, fin décembre, la Tunisie, dans ce que les observateurs ont décrit comme un effort pour attirer les faveurs de Tunis et construire des bases avancées à partir desquelles soutenir l’effort de guerre d’Ankara en faveur du GEN. Bien que favorable à ce dernier, le président tunisien, Kais Saied, et plus tard, le président algérien, Abdelmajid Tebboune, ont tous deux rejeté la proposition d’Erdogan, préférant la voie diplomatique parrainée par l’Onu.

La nouvelle donne militaire en Libye augure d’une intensification des combats, avec peu de chances d’une réconciliation pacifique. La position du GEN a été considérablement renforcée par l’intervention de la Turquie, ce qui s’est reflété dans l’intensification des attaques verbales d’Al-Sarraj contre Haftar, excluant tout accord politique avec lui. Mais même avec le soutien turc, il est peu probable que le GEN puisse percer dans le fief de l’ANL à l’Est, les forces de Haftar restant bien implantées dans la banlieue sud de Tripoli malgré les récentes pertes. Dans cette impasse, le risque est de voir la Libye s’installer dans la durée dans la partition de facto de son territoire entre le GEN, dominé par les forces islamistes, à l’ouest, et l’ANL et les forces anti-islamistes, à l’est

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