La tenue, le 19 janvier, de la Conférence de Berlin sur la Libye montre le regain d’intérêt de l’Union Européenne (UE) pour ce pays déchiré par la guerre depuis la chute de Muammar Kadhafi en 2011. L’Europe portait jusqu’ici un intérêt particulier pour la Libye pour trois principales raisons, l’immigration irrégulière du Moyen-Orient et de l’Afrique subsaharienne vers l’Europe, le risque d’expansion du terrorisme au nord de l’Afrique et dans la région du Sahel et les convoitises suscitées par les réserves pétrolières dans le sous-sol libyen. Mais l’intervention récente de la Russie et de la Turquie aux côtés des deux parties belligérantes en Libye a fait craindre à l’Europe les implications d’un bouleversement géopolitique en Afrique du Nord et en Méditerranée.
L’UE risquait d’être exclue des efforts visant à régler une crise qu’elle considère comme cruciale pour sa propre sécurité. La Libye n’est qu’à quelques centaines de kilomètres des rives sud de l’Europe et l’issue de la guerre civile qui y sévit est capitale pour une UE aux prises avec un sentiment anti-immigration croissant. L’Europe pourrait aussi se retrouver en otage de la Turquie et de la Russie pour le contrôle des routes migratoires à son flanc sud, sans oublier les menaces lancées par Ankara de laisser les réfugiés syriens traverser la frontière orientale de l’Europe. A cela s’ajoute le risque de voir la Russie renforcer son accès stratégique à la Méditerranée et contrôler l’approvisionnement énergétique en provenance de la Libye, à un moment où l’UE cherche activement à se débarrasser de la domination russe sur le marché gazier en Europe occidentale. Après son contrôle de la Syrie, à la faveur de son intervention militaire en soutien au président Bachar Al-Assad, Moscou pourrait bien prendre solidement pied en Libye grâce à son soutien militaire indirect, par le biais de quelque 2000 mercenaires russes du « groupe Wagner », au chef de l’Armée Nationale Libyenne (ANL), Khalifa Haftar, en lutte contre le Gouvernement d’Entente Nationale (GEN) du premier ministre Fayez Al-Sarraj.
Suivant l’exemple de la Russie, la Turquie a envoyé ces dernières semaines en Libye quelque 2 000 combattants syriens pour soutenir les forces du GEN. Ces combattants sont enrôlés par la Turquie parmi les factions rebelles qu’elle a soutenues dans les régions sous son contrôle dans le nord syrien. Ils sont principalement motivés, selon des sources proches du dossier, par l’offre d’un salaire de 2000 dollars par mois, une somme qu’ils ne peuvent gagner en Syrie. Les combattants ont été envoyés en plusieurs vagues à partir de fin décembre. Après leur entrée en Turquie par un poste frontalier militaire dans le nord de la province d’Alep, ils ont été transportés en bus par le service de renseignement turc à l’aéroport de la ville de Gaziantep. De là, ils ont été transportés par avion à Istanbul, puis en Libye. Plusieurs autres milliers de combattants sont en voie de recrutement dans le nord syrien pour les faire venir en Libye.
Ces combattants russes et syriens sont désormais au centre des efforts internationaux pour désamorcer le conflit en Libye après la signature à Berlin d’un accord appelant les puissances extérieures à respecter l’embargo des Nations-Unies sur les armes en vigueur depuis 2011. Leur déploiement aux côtés des deux parties rivales a exacerbé le conflit armé et menace de faire échouer les derniers efforts européens visant à établir une trêve à long terme, prélude à un règlement politique.
C’est dans ce contexte que les Européens se sont empressés de tenir la Conférence de Berlin en vue de limiter l’influence grandissante de la Russie et de la Turquie en Libye et d’avoir leur mot à dire dans le règlement du conflit. Ce ne serait pas une tâche aisée, car l’UE n’arrive pas à parler d’une seule voix. Des puissances européennes, nommément la France et l’Italie, ont poursuivi et continuent de défendre des intérêts divergents en Libye, souvent à des fins opposées. Les alliances historiques en Libye et l’intérêt pour les découvertes de gaz naturel en Méditerranée orientale sont au coeur du problème et ont fait monter les enjeux pour les parties extérieures.
Ancienne puissance coloniale, l’Italie et son géant de l’énergie, la société Eni, sont des acteurs-clés en Libye. En première ligne face à l’afflux migratoire en provenance de la Libye, Rome tient à la stabilité de son voisin du Sud méditerranéen. Il a soutenu le GEN, avec qui il entretient d’importants intérêts énergétiques, et a également tenté en vain de servir de médiateur entre Haftar et Al-Sarraj. Mais avec le changement de l’équilibre des forces en faveur du chef de l’ANL, la position italienne est devenue plus ambiguë. En revanche, la France, dont les intérêts énergétiques sont en concurrence avec ceux de l’Italie, a soutenu dès le départ le général Haftar, en qui elle voit un rempart contre les incursions de militants islamistes dans les pays du Sahel africain, des anciennes colonies françaises.
Les divergences entre la France et l’Italie ont divisé l’UE et affaibli son positionnement sur la Libye. Tirant la sonnette d’alarme, le nouveau haut représentant de la politique étrangère et de la sécurité de l’UE, Josep Borrell Fontelles, a souligné à plusieurs reprises, au cours du mois dernier, les dangers d’une implication militaire turque et russe en Libye. « Personne ne sera très heureux (en Europe) si, sur la côte libyenne, il y a une série de bases militaires des marines russe et turque devant la côte italienne », a-t-il souligné, avant d’ajouter : « C’est quelque chose qui pourrait très bien se produire. Nous devons nous engager fermement, maintenir la Libye unie et trouver une solution pacifique à ce conflit ».
Pour ce faire, les Européens ont la lourde tâche de régler d’abord leurs divergences sur la question libyenne et s’entendre sur une stratégie qui soit efficace et cohérente
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