Avec le spectre d’une intervention turque en Libye, les troubles en Iraq et au Liban et la guerre en Syrie et au Yémen, la région arabe semble traverser l’un des moments les plus turbulents de son histoire moderne. Pour comprendre ce qui se passe, il faut remonter à l’année 2011. Les révoltes successives qui ont secoué la région ont fragilisé l’ordre arabe et ont entraîné un recul des Etats-nations, laissant ainsi les identités tribales et sectaires prendre le dessus. On l’a vu en Iraq avant même le Printemps arabe, avec l’invasion américaine en 2003. Celle-ci a mis fin au régime laïque de Saddam Hussein, remplacé alors par un régime à caractère confessionnel. Depuis, le confessionnalisme est devenu le moteur de la vie politique iraqienne. En Egypte, on a assisté à l’avènement d’une confrérie des Frères musulmans dont l’idéologie d’exclusion augurait mal sa réussite. En Libye, le régime de Muammar Kadhafi a été remplacé par un tribalisme bédouin. Enfin, le Yémen a vu apparaître des conflits tribaux et un clivage sectaire, et la Syrie, rongée par la guerre civile, a connu la fin de l’Etat laïque pour entrer dans une guerre entre communautés ethno-religieuses: alaouites, sunnites, kurdes, etc.
Cette situation et le chaos, qui se sont emparés de la région après le Printemps arabe, ont vite aiguisé l’appétit de deux puissances régionales situées à la périphérie du monde arabe: la Turquie et l’Iran. Les deux pays ont vu dans les évolutions régionales une opportunité pour étendre leur influence dans la région. Très vite, une rivalité se met en place entre eux. En Syrie, Ankara et Téhéran sont au coude-à-coude, Téhéran dans le camp d’Assad et Ankara dans le camp opposé. Les Iraniens ne tardent pas à s’impliquer directement dans le conflit et fournissent des armes et une aide logistique au régime de Damas avec l’objectif d’empêcher à tout prix sa chute, afin de garantir la liaison avec l’allié libanais du Hezbollah, à qui Téhéran fournit également des armes et des munitions. Le régime iranien veut contrer sa grande rivale dans la région, l’Arabie saoudite, et renforcer l’axe Iraq-Iran-Syrie-Hezbollah face aux pays du Golfe. La Turquie, qui cherche à se poser comme le modèle d’un islam « moderne et démocratique », veut convaincre le monde arabe de son intention de créer un axe sunnite opposé à l’axe chiite, cachant mal ses convoitises dans la région. Ankara parie sur la chute de Bachar Al-Assad en Syrie en soutenant les factions islamistes qui luttent contre le régime syrien. En dehors de la Syrie, les convoitises turco-iraniennes évoluent dans des directions différentes.
Tandis que l’Iran se tourne vers l’Iraq à majorité chiite, s’en sert comme portail d’entrée vers le monde arabe et multiplie les ingérences dans la politique intérieure iraqienne, la Turquie se tourne vers le régime des Frères musulmans en Egypte et finit par l’amadouer en le soutenant politiquement et économiquement. L’Iran s’ingère dans le conflit yéménite et soutient les chiites Houthis en guerre contre le régime légitime du président Abd-Rabbo Mansour Hadi, exaspérant ainsi ses voisins du Golfe, alors que la Turquie, avec les politiques néo-ottomanes d’Erdogan, tente d’étendre son influence dans la région en soutenant les régimes islamistes instaurés dans le sillage du Printemps arabe, notamment en Egypte et en Tunisie. Et elle tente à présent de prendre pied au coeur du monde arabe en menaçant d’intervenir militairement dans le conflit libyen. Les ambitions turco-iraniennes dans le monde arabe sont désormais claires. Pour s’y opposer, un nouvel ordre arabe est plus que jamais nécessaire.
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