Depuis plus d’un quart de siècle, mes visites au Liban ne se sont pas arrêtées. Tout au long de ces années, j’ai vécu les événements intérieurs et régionaux qui concernent le Liban, ainsi que ses mutations sociologiques. J’ai aimé ce pays malgré ses contradictions aiguës entre la civilité extrême et le traditionalisme profond. L’ancien et le nouveau cohabitent aux niveaux intellectuel et institutionnel. Ceci apparaît dans le langage quotidien des gens qui comprend des termes très spécifiques au pays et d’autres propres à la langue française. Cet aspect est commun chez tous les Libanais, chez ceux qui ont reçu une éducation et chez les illettrés, chez les habitants de Beyrouth, de Tripoli ou les habitants de la campagne. C’est la formule et l’équation sur laquelle le Liban a été fondé. Quelle est donc cette formule ? Un rassemblement de confessions et non pas une nation. Ce que j’ai cité dans le paragraphe précédent est le résumé d’une vision fondamentale pour comprendre le Liban. Cette vision a été rédigée par le célèbre penseur Dr Ghali Shoukri (1935-1998) dans son ouvrage pionnier Les Noces du sang au Liban (1976), considéré comme le plus important livre écrit par un Egyptien sur le Liban. Je l’ai lu très tôt, dès le début des années 1980. Puis je l’ai relu en 1995, quand j’ai commencé à effectuer des visites régulières au Liban. En bref, la vision porte sur la nature de la réalité libanaise qui, selon Shoukri, « implique une contradiction surprenante entre le niveau et le type de conscience, et le niveau et le type de constantes immuables dans la constitution sociale ». Je pense que cette vision illumine de nombreux espaces obscurs chez beaucoup de gens intéressés par la question libanaise.

(Photo : AP)
Le Liban est un « rassemblement de confessions » plutôt qu’une patrie regroupant des citoyens. Il s’est formé un régime politico-social géré par les confessions et leurs intérêts, et non pas les priorités et les hauts intérêts de l’Etat. La diversité de la formulation confessionnelle du Liban n’a pas empêché les Libanais, comme le dit l’historien libanais Georges Corm, de s’ouvrir sur l’influence culturelle européenne et sur les tendances idéologiques. Les Libanais sont donc pionniers dans nombreux domaines et ont fortement collaboré à la renaissance arabe. De premier abord, il semble qu’il existe une contradiction entre la formulation confessionnelle traditionnelle du Liban et le penchant des individus vers le modernisme. Or, une contemplation profonde prouve qu’il n’y a aucune contradiction, car tant qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre le modernisme individuel et l’autorité confessionnelle, il n’y a aucun mal.
L’automne des confessions
Le Liban a donc été fondé, dès la création du Grand Liban en 1920, conformément à une formule d’entente entre les confessions. Ensuite, le système a été concrétisé à travers la distribution des quotas. Un système pareil ne peut survivre et persister qu’à 3 conditions. Premièrement : un régime politique confessionnel familial, religieux et doctrinaire. Deuxièmement : une économie basée sur les revenus et non sur la production et qui dépend d’un féodalisme monétaire dont les axes ne sont pas clairs. Troisièmement : chaque bloc confessionnel est fermé sur lui-même, ce qui empêche que les Libanais coopèrent ensemble dans une action commune.
Tout cela n’a pas empêché que se forment l’Etat et ses institutions. Mais souvent, ces institutions ont toujours été soumises au régime confessionnel avec ses balances de forces variantes, ou dans le meilleur des cas, elles sont neutralisées et pratiquent leurs rôles a minima de façon à ne pas être en contradiction avec la formule libanaise. Comme le dit le penseur libanais Mahdi Amel dans son livre Dans l’Etat confessionnel : « L’Etat garantit la continuité de la reproduction par les confessions d’identités politiques ».
Or, les dirigeants du Liban n’ont pas remarqué ou n’ont pas voulu remarquer qu’une « masse écrasée » s’est formée pendant l’histoire du Grand Liban qui fête son premier centenaire en 2020. Une masse refuse de continuer à vivre conformément à un confessionnalisme pratiqué à travers des mécanismes de l’Etat.
Effectivement, il s’est formé une masse civile qui refuse ce système qui a poussé le Liban au bord du précipice. Cette masse civile est formée de plusieurs éléments. Premièrement : les élites qui veulent se prouver grâce à leurs aptitudes et non à travers une appartenance confessionnelle ou en étant proche du centre de pouvoir de la confession. Deuxièmement : la génération du nouveau millénaire et dont les membres restent en contact grâce aux technologies modernes, dépassant ainsi toutes les barrières et les obstacles. Les membres de cette génération ont découvert que leurs soucis étaient les mêmes malgré leurs appartenances différentes. Leurs principes sont les mêmes, et ils rêvent de les mettre en application dans leur pays. Troisièmement : les classes démunies épuisées par l’oppression et la pauvreté. Il y a quelque chose de commun entre ces trois éléments, c’est la volonté de se libérer des contraintes du confessionnalisme. Leur mobilité a donc dépassé les confessions, les générations, les classes sociales et les régions.
Comme il est naturel que les saisons s’alternent, je pense qu’un printemps viendra naturellement un jour ou l’autre. Peut-être qu’il ne sera pas complet ou qu’il va un peu tarder, mais il est sûr qu’il viendra grâce à la masse civile qui constitue l’expression d’un nouveau Liban fondé sur la citoyenneté. Il est vrai que les partisans du confessionnalisme continuent à pratiquer les mêmes anciennes manoeuvres qui leur ont permis de persister pendant un siècle entier. Et il est aussi vrai qu’il y a encore ceux qui parient sur le fait que le printemps sera gâché par un hiver aride et long, abstraction faite de ses répercussions douloureuses. Or, en observant de près comment la masse civile gère son action qui connaît un élargissement quantitatif et qualificatif remarquable, on assimile très bien que l’automne des confessions a commencé.
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