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Washington s’inquiète de la présence russe en Libye

Dimanche, 17 novembre 2019

Pour la première fois, les Etats-Unis s’opposent publiquement à l’offensive du maréchal Khalifa Haftar, chef de l’Armée Nationale Libyenne (ANL), contre la capi­tale Tripoli et lui demandent d’arrêter son attaque contre le Gouvernement d’Entente Nationale (GEN). Cette prise de position, annoncée par le Département d’Etat le ven­dredi 15 novembre, s’explique par les craintes suscitées à Washington par l’intervention de mercenaires russes aux côtés de l’ANL. La porte-parole du Département d’Etat, Morgan Ortagus, a ainsi averti contre les « tentatives de la Russie d’ex­ploiter le conflit » en Libye. Cette mise en garde, la première depuis le déclenchement, le 4 avril, de l’offensive de l’ANL pour déloger le gouvernement de Fayez Al-Sarraj, souligne les inquiétudes américaines face à l’intervention croissante de Moscou, via le déploiement de mercenaires russes, dans ce pays qui détient les plus importantes réserves prouvées de l’or noir en Afrique.

L’avertissement américain intervient à la suite du lancement d’un « dialogue sur la sécurité » entre les Etats-Unis et la Libye, dans lequel les ministres libyens de l’Inté­rieur et des Affaires étrangères ont tenu des réunions avec leurs homologues américains à Washington et exhorté les Etats-Unis à intervenir contre « l’ingérence » russe en Libye, qui risque de modifier les rapports de force au détriment du GEN. Invoquant les dangers de l’élargissement et de la pérenni­sation du conflit, le premier ministre, Fayez Al-Sarraj, qui dirige le gouvernement sou­tenu par l’Onu, avait de son côté appelé les Etats-Unis à l’aide contre les mercenaires russes, à l’occasion de sa participation à l’Assemblée générale des Nations-Unies en septembre. Les Etats-Unis soutiennent offi­ciellement le gouvernement à Tripoli, mais n’ont joué aucun rôle dans la guerre civile en cours, si ce n’est l’appel à une solution politique. Ils ont cependant envoyé des mes­sages contradictoires sur leur politique en Libye, appelant officiellement à un cessez-le-feu alors même que le président Donald Trump avait clamé son soutien à Haftar lors d’un appel téléphonique au début de l’offen­sive, en avril. Il avait alors reconnu, selon la Maison Blanche, « le rôle important du maréchal Haftar dans la lutte contre le ter­rorisme et la sécurisation des ressources pétrolières de la Libye ». Les Etats-Unis se sont également joints à la Russie pour blo­quer une résolution soutenue par le Royaume-Uni appelant à un cessez-le-feu immédiat, peu après le début de l’offensive de l’ANL. Il n’est pas clair dans ces condi­tions si la position exprimée par le Département d’Etat est endossée par le loca­taire de la Maison Blanche, dont les posi­tions sont imprévisibles, et si elle sera suivie d’effet. Une chose est sûre: la position exprimée par le Département d’Etat signale davantage son inquiétude face à l’expansion de l’influence russe en Libye et au Moyen-Orient au sens large, plus qu’un soutien au gouverne­ment d’entente nationale. Le Département d’Etat craint que les mercenaires russes, soutenus officieusement par Moscou, ne fassent pencher la balance en faveur du chef militaire Khalifa Haftar, faisant basculer la Libye sous l’influence de Moscou. Les diplomates américains n’hési­tent pas à dresser un parallèle entre le cas libyen aujourd’hui et la situation en Syrie avant l’in­tervention de l’armée russe en septembre 2015, marquée par l’implication des mercenaires de Wagner, venus tâter le terrain.

Les Etats-Unis perçoivent la Russie comme une « force révisionniste » dans le système international qui cherche à défier la suprématie des Etats-Unis et à nuire à leurs intérêts dans le monde. Washington s’emploie donc à contrer la stratégie mondiale de Moscou. Mais la réticence, voire le refus, de Trump, connu pour son isolationnisme, de s’engager à l’étranger entrave la mise en oeuvre d’une stratégie efficace contre l’activisme russe en poli­tique étrangère.

En Libye, des responsables du GEN soulignent qu’environ 300 merce­naires russes du groupe Wagner dirigé par Yevgeny Prigozhin, un proche du prési­dent Vladimir Poutine, participent actuel­lement aux combats pour la capture de Tripoli. Ils indiquent avoir commencé à arriver dans le pays pendant les mois d’été afin de renforcer Haftar, dont les forces sont enlisées dans la banlieue de la capi­tale depuis avril et n’arrivent pas à percer les lignes adverses composées d’une mul­titude de milices, dominées par les isla­mistes. Des responsables occidentaux sou­lignent pour leur part que le nombre des mercenaires russes s’élève à plus de 1400 soldats participant directement aux com­bats. Nombreux parmi ces combattants, dont des tireurs d’élite qualifiés, sont des vétérans de la guerre en Tchétchénie ou ayant participé aux conflits en Ukraine et en Syrie. Ils assurent, selon les mêmes sources, une formation militaire aux membres de l’ANL et apportent une pro­fessionnalisation remarquée aux combats. 25 pilotes seraient également déployés à l’est libyen, où ils auraient effectué des missions à bord de chasseurs russes Sukhoi-22 remis à neuf. La Russie a tou­tefois officiellement nié la présence du groupe Wagner en Libye, malgré l’exis­tence de nombreuses preuves ainsi que des témoins oculaires.

Le groupe Wagner, qui fonctionne comme une branche non déclarée de l’ar­mée russe, a été signalé dans de nombreux pays vitaux pour les intérêts stratégiques et économiques de la Russie. Il est apparu pour la première fois en 2014 dans le cadre de la force qui a annexé la Crimée à partir de l’Ukraine, puis dans le cadre du soutien secret de la Russie à la guerre séparatiste dans la région ukrainienne du Donbass. Selon des services secrets occi­dentaux, ses combattants se rendent en Syrie à bord d’avions militaires russes, sont soignés dans des hôpitaux militaires russes, travaillent aux côtés des forces régulières russes lors des opérations et reçoivent des médailles militaires signées par le président Vladimir Poutine. Les soldats de Wagner sont présents, entre autres, dans plus de 20 pays d’Afrique, dont la Libye. Ils se battent au Mali, en République centrafricaine, au Soudan du Sud et au Soudan.

Après quatre ans de soutien tactique et financier dans les coulisses à Haftar, Moscou s’emploie désormais beaucoup plus directement à influer l’is­sue de la guerre civile. A titre d’exemple, la Russie a impri­mé des milliards de dinars libyens pour soutenir l’écono­mie de l’est de la Libye, fief de Haftar, et financer la campagne militaire de l’ANL. La Russie a également bloqué une décla­ration du Conseil de sécurité visant à condamner l’offensive de Haftar contre Tripoli, qui avait compromis les tentatives des Nations-Unies de réunir une conférence internationale visant à remettre le processus de paix sur les rails.

La Russie n’a sans doute pas oublié qu’elle avait perdu l’allié libyen à cause de l’intervention militaire de l’Otan pour renverser en 2011 le dirigeant défunt Muammar Kadhafi. Celui-ci avait signé avec Moscou des accords de construction et d’ar­mement d’une valeur de plus de 4 milliards de dollars. En Haftar, Moscou voit une possibilité de récupérer des milliards de dollars de contrats civils et militaires lucratifs, perdus lors du meurtre de Kadhafi. Outre ces enjeux matériels, les intérêts pour la Russie sont surtout d’ordre stra­tégique et visent à rega­gner— face aux Etats-Unis et l’Occident— des zones d’in­fluence et des terrains perdus depuis l’effondrement de l’Union soviétique.

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