Dans une nouvelle volte-face, le président Donald Trump a décidé la semaine dernière de maintenir un petit contingent de quelques centaines d’hommes en Syrie pour protéger les gisements pétroliers au nord-est du pays. Les militaires américains ont commencé jeudi dernier à se déployer dans la région de Deir Ez-Zor (nord-est), encore sous le contrôle des combattants kurdes des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), ainsi que dans la base de Sarin, près de la ville de Kobani (nord) à la frontière turque. Le locataire de la Maison Blanche a justifié sa décision surprise par trois raisons : empêcher Daech de reprendre le contrôle des installations pétrolières, assurer aux FDS une source de revenus grâce aux ventes de pétrole et permettre aux Etats-Unis d’exploiter cette précieuse ressource en accordant à l’une de leurs grandes compagnies pétrolières le droit d’extraire et de commercialiser le brut syrien. « Nous devrions pouvoir en prendre (du pétrole syrien) aussi », a souligné Trump.
Les arguments avancés par le chef de l’exécutif américain ne semblent toutefois pas tenir. Premièrement, l’affirmation selon laquelle les troupes américaines resteraient en Syrie pour protéger le pétrole des terroristes est d’une crédibilité douteuse puisque le niveau de menace que représente Daech pour les champs pétrolifères est minime, notamment après l’assassinat en octobre dernier par une force spéciale américaine du chef de Daech, Abou-Bakr Al-Baghdadi, qui se cachait à Idleb dans le nord syrien.
(Photo:AFP)
Deuxièmement, les Kurdes des FDS profitent déjà de la manne pétrolière syrienne, car ils contrôlent la province de Deir Ez-Zor où se trouvent les principaux gisements. Les recettes tirées des ventes de pétrole, qui vont aux FDS, sont estimées actuellement à 10 millions de dollars par mois. Ces revenus pourraient augmenter si les Etats-Unis aidaient à moderniser les champs actuels. Les FDS pourraient ensuite vendre le pétrole au régime de Damas et/ou au Kurdistan en Iraq, qui le revendra à la Turquie. Celle-ci dépend presque entièrement des importations pour son approvisionnement en énergie.
Enfin, une éventuelle exploitation du pétrole syrien par des sociétés américaines serait totalement illégale, car contraire au droit international. Les juristes sont unanimes à affirmer que les Etats-Unis ne sont pas juridiquement capables de prendre le contrôle des champs pétrolifères en Syrie et que les revenus tirés du pétrole ne peuvent pas aller au Trésor américain. Ils justifient leur affirmation par le fait que l’intention affichée par le président Trump est contraire aux Conventions de Genève de 1919 sur le droit de la guerre pendant les conflits. L’ancien envoyé spécial américain anti-Daech, Brett McGurk, qui a servi à la fois sous les Administrations Barack Obama et Trump, a lui-même souligné ce qui était évident. « Le pétrole, que cela plaise ou non, appartient à l’Etat syrien (…) il est simplement illégal pour une société américaine d’aller saisir et exploiter ces avoirs », a-t-il déclaré le 28 octobre. Ce n’est pas la première fois que Trump exprime cette idée. Il l’avait déjà fait en utilisant presque les mêmes termes lors de sa campagne présidentielle de 2016, mais en parlant du pétrole iraqien. Il avait alors exhorté les Etats-Unis à « prendre le pétrole » de l’Iraq comme un « butin de guerre ».
Une possible exploitation du pétrole syrien par les Etats-Unis serait assimilable, au regard du droit international, à un pillage des ressources naturelles d’un autre pays, ce qui est un crime de guerre conformément aux Conventions de Genève. Le Tribunal spécial de Nuremberg, installé après la Seconde Guerre mondiale, avait déjà condamné le régime nazi pour crime de guerre en raison de sa saisie de pétrole en Europe de l’Est. Le fait que les Etats-Unis ne soient pas en guerre contre le gouvernement syrien fragilise encore plus l’argument de Trump, car les biens syriens ne peuvent être dans ce cas considérés comme des biens de l’ennemi qui pourraient être saisis, même à des fins militaires, à titre de butin de guerre. Dans ces conditions, il est improbable qu’une grande entreprise américaine prenne le risque d’aller exploiter des gisements pétrolifères syriens, d’autant plus que les réserves de la province de Deir Ez-Zor, où se trouvent 75% des réserves syriennes, sont relativement petites, isolées, de faible qualité et en zone de guerre. En d’autres termes, un endroit très improbable pour une grande compagnie pétrolière américaine d’y investir.
Les vraies raisons du revirement de Trump sont donc à chercher ailleurs. Il est probable que l’idée d’exploiter les champs pétroliers syriens, même si elle s’avère impraticable, était le moyen trouvé par le département d’Etat et le Pentagone pour convaincre un président qui ne croit qu’au gain matériel de la nécessité de maintenir une présence militaire américaine au nord syrien. Pour les diplomates et les militaires américains, le maintien de cette présence serait une rectification de l’erreur du retrait des troupes américaines, lourde de conséquences. Car elle équivaudrait à abandonner l’allié kurde et à laisser le champ libre au rival russe. Depuis le déclenchement de l’offensive turque au nord syrien, les FDS sont sous une pression croissante du régime de Damas et de son allié russe pour qu’ils cèdent les champs pétrolifères au gouvernement. Face à l’attaque turque, et après l’annonce initiale du retrait américain qualifié par les FDS de « coup de poignard dans le dos », les Kurdes ont été contraints de se tourner vers Damas pour se protéger et ont signé à cet effet un accord militaire avec le gouvernement syrien qui a déployé des forces pour protéger la frontière avec la Turquie. Les troupes gouvernementales doivent y rester en vertu d’un cessez-le-feu négocié par la Russie avec Ankara. Cet accord a ordonné aux troupes des FDS de se retirer des régions frontalières. Selon des sources kurdes, Damas tente d’exploiter l’offensive turque pour pousser les FDS à abandonner toutes les terres sous leur contrôle aux troupes gouvernementales. Il aurait ainsi laissé des forces de l’opposition syrienne soutenues par la Turquie prendre certains villages dans la zone frontalière pour faire monter la pression sur les Kurdes. La Russie aurait de son côté, toujours selon les Kurdes, retardé le lancement de ses patrouilles le long de la frontière pour la même raison. Dans ces conditions, l’arrivée de militaires américains dans la zone de production du brut constituerait une protection et une consolation pour les Kurdes syriens.
Plus important, la décision de Trump de maintenir une présence militaire américaine en Syrie, cette fois autour des champs pétroliers, serait plutôt destinée au public américain, après les violentes condamnations aussi bien du Parti démocrate que du républicain, son propre parti, pour avoir ordonné brusquement le retrait des troupes américaines. Cette décision initiale a été jugée désastreuse pour les intérêts des Etats-Unis au Moyen-Orient, pour deux raisons. La première est qu’elle a porté un coup terrible à la crédibilité des Etats-Unis en tant que grande puissance digne de confiance, car elle a été interprétée comme un feu vert donné à Ankara pour qu’il déclenche son offensive militaire contre les protégés de Washington, les Kurdes syriens. Elle a également sonné le glas de l’influence des Etats-Unis dans cette partie du monde, car elle a permis l’ascendance de leur rivale, la Russie, qui a immédiatement saisi la balle au bond pour conclure un accord avec la Turquie sur le sort du nord syrien. La décision de Trump de maintenir une présence militaire réduite en Syrie serait ainsi un moyen de se rattraper, sous la pression du département d’Etat et du ministère de la Défense, et de calmer les ardeurs de ses critiques, à l’approche de l’élection présidentielle de 2020 et au vu des développements en cours sur sa possible destitution .
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