La crise sans précédent qui sévit depuis plusieurs jours au Liban a des racines profondes et des ramifications politiques indéniables. Elle a été déclenchée par un plan visant à imposer, à compter de 2020, une taxe sur le service des appels téléphoniques sur Internet offert par des applications telles que WhatsApp, Facebook et FaceTime. C’est ainsi que la vague de protestations que ce plan a provoquée a été décrite par les médias libanais de « Révolution WhatsApp » et d’« Intifada fiscale ». La décision d’imposer cette taxe n’était en réalité que le point de basculement de plusieurs mois de frustration ressentie par la population face à l’incapacité du gouvernement de sortir le pays d’une crise imminente de la dette et face à la propagation de la corruption responsable de la détérioration de la situation.
Aujourd’hui, le Liban, l’un des pays les plus endettés au monde, s’efforce de trouver de nouvelles sources de financement, alors que les afflux de capitaux étrangers sur lesquels il s’appuyait traditionnellement se sont asséchés. Les promesses d’assistance de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, anciens bienfaiteurs du gouvernement, n’ont pour la plupart pas abouti. La taxe WhatsApp, sur laquelle le gouvernement s’est rétracté face aux protestations populaires, faisait partie de ses efforts pour augmenter les revenus publics et réduire les dépenses, afin de débloquer des promesses d’aide internationale de 11 milliards de dollars faites lors d’une conférence de donateurs à Paris en 2018. Le gouvernement envisageait également l’augmentation progressive de la taxe sur la valeur ajoutée, actuellement fixée à 11%, et des prélèvements sur l’essence dans le cadre d’un budget d’austérité. Mais la vague de protestations a stoppé net ces plans, laissant le gouvernement avec presque pas d’alternatives.
Les pays qui, par le passé, ont financé les plans de sauvetage du Liban, disent avoir perdu confiance, en raison de la mauvaise gestion du gouvernement et de la corruption, et utilisent l’aggravation de la crise économique et sociale pour exiger des changements. Il s’agit notamment de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, dont l’enthousiasme pour aider le pays du Cèdre a été miné par le poids politique croissant du Hezbollah, soutenu par Téhéran, à Beyrouth, et par ce qu’ils considèrent comme un besoin de réduire l’influence grandissante de l’Iran au Moyen-Orient. Riyad et Abu-Dhabi réclament de limiter l’influence du parti chiite.
Or, celui-ci a récemment renforcé son emprise sur la politique libanaise et son contrôle sur les ressources de l’Etat, en nommant en janvier le ministre de la Santé après que les élections de l’année dernière ont amené un plus grand nombre de ses alliés au parlement.
Le Hezbollah, un mouvement politique armé, est considéré comme un groupe terroriste par les Etats-Unis, l’Union européenne et d’autres pays. L'une des craintes est que si le gouvernement démissionne, le Liban pourrait se retrouver avec un gouvernement encore plus dominé par le Hezbollah, rendant plus difficile le flux d’investissements et d’aides de l’étranger. Certains membres du Hezbollah sont soumis aux sanctions américaines, de même que son sponsor iranien, ce qui fait que le parti chiite pourrait difficilement gouverner sans partenaires.
Les pays occidentaux ont également fourni des fonds qui ont permis au Liban de surmonter la gravité de la crise pendant des années. Mais pour la première fois, ils ont déclaré qu’aucune nouvelle aide ne serait versée tant que le gouvernement n’aurait pas pris de mesures claires en vue de réformes qu’il ne faisait que promettre. Ils sont particulièrement déçus par une institutionnalisation gouvernementale de la corruption faisant que les politiciens sectaires s’approprient des ressources de l’Etat à leur avantage par le biais de réseaux de favoritisme au lieu de créer un Etat fonctionnel.
Des causes profondes
(Photo:AFP)
Les causes de la crise actuelle sont profondes et touchent aux fondements mêmes de l’économie libanaise: une économie de rente improductive. Le Liban dépend des importations, ce qui a fait monter sa dette publique à un niveau critique, estimée à 155% du Produit Intérieur Brut (PIB). Par conséquent, le déficit budgétaire de l’Etat n’a cessé de croître. Il devrait atteindre 10% du PIB cette année. L’économie libanaise s’articule essentiellement autour du secteur bancaire et de l’immobilier, ce qui a créé des déséquilibres macroéconomiques. Les emprunts publics excessifs ont gonflé le secteur bancaire politiquement bien connecté qui prête à l’Etat à des taux d’intérêt élevés. Les banques préfèrent prêter au gouvernement que de financer des entreprises innovantes, ce qui déprime les investissements du secteur privé.
En outre, les banques dépendent des Libanais fortunés, et surtout de la diaspora, qui déposent leur argent à Beyrouth. Les taux d’intérêt importants générés par ces dépôts ne profitent qu’à une infime minorité: on estime qu’environ 1% des comptes représentent environ la moitié du total des dépôts. Ce déséquilibre a produit une grande inégalité de revenus et une injustice sociale. Une étude récente a révélé que les 10% les plus riches avaient capturé 57% du revenu total gagné en 2014, tandis que les 50% les plus pauvres n’en ont représenté que 11 %. Alors que les riches et les politiciens connectés gagnent des profits bancaires induits par l’Etat, ce dernier est vidé de ses ressources pour faire face aux crises sociales et environnementales.
Si la crise actuelle persiste en l’absence de réformes radicales et d’un coup de pouce financier de l’étranger, une dévaluation de la monnaie est inévitable, ce qui ferait monter les prix des biens importés et éroderait le niveau de vie. Le Liban était historiquement la plaque tournante régionale des devises fortes dans laquelle les dépôts ont été versés, en particulier depuis 1997, année de l’indexation de la livre libanaise sur le dollar américain. Cette mesure a rassuré les investisseurs étrangers sur la stabilité du pays. Les déposants, y compris parmi la diaspora libanaise, étaient également attirés par des taux d’intérêt beaucoup plus élevés qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Mais face à un déficit budgétaire grandissant et à l’impossibilité d’obtenir un financement extérieur, les investisseurs et les déposants ont récemment commencé à retirer leur argent des banques libanaises, ce qui a créé une pénurie de liquidité en dollars. Ceci explique la décision prise ce mois-ci par les banques de limiter l’accès aux dollars, ce qui a alarmé les Libanais. Les banques ont effectivement cessé de prêter et ne peuvent plus effectuer d’opérations de base en devises pour leurs clients.
Une crise prolongée et une vacance du pouvoir au Liban pourraient avoir des répercussions politiques et aggraver les troubles dans un pays accueillant un million de réfugiés de la Syrie voisine. Elles auraient aussi des conséquences sur d’autres conflits au Moyen-Orient, dont le conflit avec Israël, la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran, et surtout la guerre en Syrie, où le Hezbollah est intervenu pour soutenir le président Bachar Al-Assad.
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