Jeudi, 12 septembre 2024
Opinion > Opinion >

Les plaies du Liban

Dimanche, 27 octobre 2019

La crise sans précédent qui sévit depuis plu­sieurs jours au Liban a des racines profondes et des ramifications politiques indéniables. Elle a été déclen­chée par un plan visant à impo­ser, à compter de 2020, une taxe sur le service des appels télé­phoniques sur Internet offert par des applications telles que WhatsApp, Facebook et FaceTime. C’est ainsi que la vague de protestations que ce plan a provoquée a été décrite par les médias libanais de « Révolution WhatsApp » et d’« Intifada fiscale ». La déci­sion d’imposer cette taxe n’était en réalité que le point de bascu­lement de plusieurs mois de frustration ressentie par la popu­lation face à l’incapacité du gouvernement de sortir le pays d’une crise imminente de la dette et face à la propagation de la corruption responsable de la détérioration de la situation.

Aujourd’hui, le Liban, l’un des pays les plus endettés au monde, s’efforce de trouver de nouvelles sources de finance­ment, alors que les afflux de capitaux étrangers sur lesquels il s’appuyait traditionnellement se sont asséchés. Les promesses d’assistance de l’Arabie saou­dite et des Emirats arabes unis, anciens bienfaiteurs du gouver­nement, n’ont pour la plupart pas abouti. La taxe WhatsApp, sur laquelle le gouvernement s’est rétracté face aux protesta­tions populaires, faisait partie de ses efforts pour augmenter les revenus publics et réduire les dépenses, afin de débloquer des promesses d’aide internationale de 11 milliards de dollars faites lors d’une conférence de dona­teurs à Paris en 2018. Le gou­vernement envisageait égale­ment l’augmentation progres­sive de la taxe sur la valeur ajoutée, actuellement fixée à 11%, et des prélè­vements sur l’es­sence dans le cadre d’un budget d’aus­térité. Mais la vague de protesta­tions a stoppé net ces plans, laissant le gouvernement avec presque pas d’alternatives.

Les pays qui, par le passé, ont finan­cé les plans de sauvetage du Liban, disent avoir perdu confiance, en raison de la mau­vaise gestion du gouvernement et de la corruption, et utilisent l’aggravation de la crise écono­mique et sociale pour exiger des changements. Il s’agit notam­ment de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, dont l’en­thousiasme pour aider le pays du Cèdre a été miné par le poids politique croissant du Hezbollah, soutenu par Téhéran, à Beyrouth, et par ce qu’ils considèrent comme un besoin de réduire l’influence grandissante de l’Iran au Moyen-Orient. Riyad et Abu-Dhabi réclament de limi­ter l’influence du parti chiite.

Or, celui-ci a récemment ren­forcé son emprise sur la poli­tique libanaise et son contrôle sur les ressources de l’Etat, en nommant en janvier le ministre de la Santé après que les élec­tions de l’année dernière ont amené un plus grand nombre de ses alliés au parlement.

Le Hezbollah, un mouvement politique armé, est considéré comme un groupe terroriste par les Etats-Unis, l’Union euro­péenne et d’autres pays. L'une des craintes est que si le gouver­nement démissionne, le Liban pourrait se retrouver avec un gouvernement encore plus dominé par le Hezbollah, ren­dant plus difficile le flux d’in­vestissements et d’aides de l’étranger. Certains membres du Hezbollah sont soumis aux sanctions américaines, de même que son sponsor iranien, ce qui fait que le parti chiite pourrait difficilement gouverner sans partenaires.

Les pays occi­dentaux ont égale­ment fourni des fonds qui ont per­mis au Liban de surmonter la gra­vité de la crise pendant des années. Mais pour la première fois, ils ont déclaré qu’aucune nou­velle aide ne serait versée tant que le gouvernement n’aurait pas pris de mesures claires en vue de réformes qu’il ne faisait que promettre. Ils sont particulièrement déçus par une institutionnalisation gouverne­mentale de la corruption faisant que les politiciens sectaires s’approprient des ressources de l’Etat à leur avantage par le biais de réseaux de favoritisme au lieu de créer un Etat fonction­nel.

Des causes profondes

Les plaies du Liban
(Photo:AFP)

Les causes de la crise actuelle sont profondes et touchent aux fondements mêmes de l’écono­mie libanaise: une économie de rente improductive. Le Liban dépend des importations, ce qui a fait monter sa dette publique à un niveau critique, esti­mée à 155% du Produit Intérieur Brut (PIB). Par conséquent, le défi­cit budgétaire de l’Etat n’a cessé de croître. Il devrait atteindre 10% du PIB cette année. L’économie libanaise s’articule essentielle­ment autour du secteur bancaire et de l’immobilier, ce qui a créé des déséquilibres macroécono­miques. Les emprunts publics excessifs ont gonflé le secteur bancaire politiquement bien connecté qui prête à l’Etat à des taux d’intérêt élevés. Les banques préfèrent prêter au gou­vernement que de financer des entreprises innovantes, ce qui déprime les investissements du secteur privé.

En outre, les banques dépendent des Libanais fortu­nés, et surtout de la diaspora, qui déposent leur argent à Beyrouth. Les taux d’intérêt importants générés par ces dépôts ne profitent qu’à une infime minorité: on estime qu’environ 1% des comptes représentent environ la moitié du total des dépôts. Ce déséqui­libre a produit une grande inéga­lité de revenus et une injustice sociale. Une étude récente a révélé que les 10% les plus riches avaient capturé 57% du revenu total gagné en 2014, tan­dis que les 50% les plus pauvres n’en ont représenté que 11 %. Alors que les riches et les politi­ciens connectés gagnent des profits bancaires induits par l’Etat, ce dernier est vidé de ses ressources pour faire face aux crises sociales et environnemen­tales.

Si la crise actuelle persiste en l’absence de réformes radicales et d’un coup de pouce financier de l’étranger, une dévaluation de la monnaie est inévitable, ce qui ferait monter les prix des biens importés et éroderait le niveau de vie. Le Liban était historique­ment la plaque tournante régio­nale des devises fortes dans laquelle les dépôts ont été versés, en particulier depuis 1997, année de l’indexation de la livre libanaise sur le dollar améri­cain. Cette mesure a rassuré les investisseurs étran­gers sur la stabilité du pays. Les déposants, y compris parmi la diaspora libanaise, étaient égale­ment attirés par des taux d’inté­rêt beaucoup plus élevés qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Mais face à un déficit budgétaire grandissant et à l’impossibilité d’obtenir un financement exté­rieur, les investisseurs et les déposants ont récemment com­mencé à retirer leur argent des banques libanaises, ce qui a créé une pénurie de liquidité en dol­lars. Ceci explique la décision prise ce mois-ci par les banques de limiter l’accès aux dollars, ce qui a alarmé les Libanais. Les banques ont effectivement cessé de prêter et ne peuvent plus effec­tuer d’opérations de base en devises pour leurs clients.

Une crise prolongée et une vacance du pouvoir au Liban pourraient avoir des répercussions politiques et aggraver les troubles dans un pays accueillant un mil­lion de réfugiés de la Syrie voi­sine. Elles auraient aussi des conséquences sur d’autres conflits au Moyen-Orient, dont le conflit avec Israël, la rivalité entre l’Ara­bie saoudite et l’Iran, et surtout la guerre en Syrie, où le Hezbollah est intervenu pour soutenir le pré­sident Bachar Al-Assad.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique