Dans un acte imprévisible, le président Donald Trump a décidé, la semaine dernière, de retirer les soldats américains encore présents dans le nord-ouest de la Syrie, ouvrant la voie à l’offensive militaire turque contre les Kurdes syriens, lancée mercredi dernier. La décision de Trump, qui a pris au dépourvu les alliés comme les rivaux des Etats-Unis, a immédiatement opposé le locataire de la Maison Blanche à une bonne partie de sa propre Administration ainsi qu’à son propre Parti républicain, dont plusieurs législateurs ont dénoncé le retrait américain.
L’indignation exprimée par des députés aussi bien républicains que démocrates, ainsi que par des responsables du Pentagon et du Département d’Etat tient à deux raisons. La première touche à la crédibilité des Etats-Unis, une superpuissance qui abandonne ses alliés kurdes syriens face à l’attaque militaire de la Turquie. Celle-ci considère les combattants kurdes des « Forces Démocratiques Syriennes » (FDS) ainsi que ceux des « Unités de protection du peuple » (YPG) comme des groupes terroristes liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc, déclaré organisation terroriste par Ankara.
Des diplomates américains ont exprimé leur frustration devant la déférence de Trump à l’égard du président turc Recep Tayyip Erdogan, avec qui il s’est entretenu au téléphone peu avant d’annoncer sa décision, et ont cherché à se disculper de la nouvelle politique syrienne de Washington, en jetant la responsabilité sur le chef de l’exécutif américain. Pour eux, ce « geste » visant à apaiser Erdogan — le retrait des soldats américains qui servaient de bouclier aux combattants kurdes — coûtera cher à Trump et aux Etats-Unis: la perte de leur crédibilité en tant qu’allié fiable. Cette perspective ne semble toutefois pas inquiéter outre mesure le chef de l’exécutif américain. Après tout, comme il l’a souligné le 9 octobre, les Kurdes « ne nous ont pas aidés avec la Normandie ». Leur assistance contre Daech était « intéressée », et non par un acte de soutien aux Etats-Unis, a-t-il déclaré. Pour se dédouaner de leur responsabilité, Trump et ses alliés américains ont repris l’idée que c’était en réalité la faute du président Barack Obama pour avoir lié les Etats-Unis si étroitement aux Kurdes.
La deuxième raison de l’opposition à la décision de Trump tient aux besoins de la lutte contre Daech. Les militants des FDS et des YPG étaient les plus efficaces dans le combat contre ce groupe terroriste et ont grandement contribué à sa défaite, il y a 7 mois. Les troupes américaines dans le nord-est de la Syrie, composées en majorité d’équipes de forces spéciales, fournissent un soutien logistique et de renseignements aux combattants kurdes syriens qui poursuivent leurs raids et opérations militaires contre des objectifs de Daech. Depuis que ce dernier a été chassé de son dernier fragment de territoire en Syrie par les forces soutenues par les Etats-Unis, le groupe terroriste a rassemblé de nouvelles forces, effectuant des attaques de guérilla en Syrie et en Iraq. Il a également réaménagé ses réseaux financiers et ciblé de nouvelles recrues dans un camp appelé Al-Hol, érigé dans le nord-est de la Syrie.
Selon des responsables du Pentagone, la présence militaire américaine et une aide de plusieurs millions de dollars visant à maintenir et à moderniser les prisons improvisées des FDS dans le nord-est de la Syrie ont permis aux Kurdes de maintenir en détention environ 11000 combattants de Daech, dont plus de 2000 étrangers. La possible libération ou l’évasion de tels détenus, à cause de l’offensive militaire turque, dynamiserait instantanément les efforts déjà déployés par Daech pour se regrouper et reprendre son élan. En tout cas, le départ des troupes américaines du nord de la Syrie rend beaucoup plus difficile le maintien de la coalition internationale contre Daech. Les alliés européens de Washington, le Royaume-Uni et la France avaient averti, en décembre dernier, lors de la première annonce de Trump du départ des forces de son pays, qu’ils ne maintiendraient pas leurs propres troupes en cas de retrait américain.
L’attaque turque contre les alliés kurdes de Washington, que Trump a effectivement facilitée, reflète sa politique étrangère sous sa forme la plus brutale. Il s’agit d’une politique essentiellement fondée sur le réflexe et de plus en plus résistante aux conseils et recommandations de l’Establishment américain. Peu impressionné par les principes de sécurité nationale américaine établis de longue date et indifférent aux règles traditionnelles de la prise de décision, faites de consultation et de délibération avec les conseillers de la Maison Blanche et les responsables des institutions concernées, en particulier le Département d’Etat et le Pentagon, Trump voulait à tout prix, à l’approche de la présidentielle de 2020, mettre en application l’une de ses promesses de campagne, à savoir le retrait des Etats-Unis des « guerres sans fin » du Moyen-Orient. Il a repoussé ses détracteurs aussi bien républicains que démocrates, affirmant qu’il était grand temps de sortir des conflits du Moyen-Orient. Depuis près de 3 ans, il a été empêché d’aller aussi loin dans l’accomplissement de cet objectif, et sa décision sur le retrait de Syrie était un acte de rébellion contre l’Establishment qui lui avait résisté.
La décision de Trump de retirer les soldats américains du nord de la Syrie confirme également le caractère imprévisible et instable de sa politique étrangère. De l’Iran à la Corée du Nord, en passant par la Chine, l’Iraq, l’Afghanistan et le Venezuela, presque tous les dossiers prioritaires de la politique étrangère de Trump sont encore en chantier près de 3 ans après sa présidence. Tous ont été ponctués par des changements brusques qui ont frustré et aliéné amis et alliés, confondu ennemis et rivaux et ont laissé l’impression que son slogan de campagne « L’Amérique d’abord » signifie vraiment, comme le disent les critiques, l’Amérique seule. Des sommets prestigieux et en grande pompe avec Kim Jong Un de la Corée du Nord ont suivi les menaces de « feu et de fureur » proférées contre Pyongyang. Les propositions d’engager un dialogue avec l’Iran ont suivi l’imposition de sanctions sévères contre Téhéran. Les efforts diplomatiques dans ces deux dossiers chauds attendent encore des résultats concrets et définitifs.
Avec le récent échec des négociations avec les talibans en vue du retrait des forces américaines d’Afghanistan, le président Trump semble avoir trouvé une compensation dans l’annonce du départ des troupes américaines de Syrie. N’a-t-il pas annoncé sa décision sur un ton triomphant lorsqu’il a dit: « Nous avons gagné, nous avons quitté la région » ? Cependant, le moment choisi par le président pour annoncer le départ des militaires américains comporte des risques internes. Sa décision d’abandonner les Kurdes syriens à leur sort et de les laisser à la merci de l’armée turque a mis ses alliés républicains les plus solides au Congrès dans un état de colère extrême, alors qu’il avait besoin d’un parti unifié pour éviter la destitution dans le cadre de l’enquête lancée par l’opposition démocrate
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