Les manifestations qui ont éclaté ces derniers jours à Bagdad et dans le sud de l’Iraq, comme à Bassorah et à Nassiriya, constituent le défi le plus sérieux au gouvernement du premier ministre, Adel Abdel-Mahdi, depuis sa formation en octobre dernier. La coalition au pouvoir avait traversé le pic de l’été sans manifestations majeures, à l’instar de celles qui avaient paralysé Bassorah en 2018 et entraîné la chute du précédent premier ministre, Haïder Al-Abadi. Les fréquentes coupures d’électricité privant les habitants de climatisation pendant les fortes chaleurs des mois d’été provoquent habituellement de fortes protestations populaires.
A l’instar des précédentes manifestations, celles qui ont éclaté le 1er octobre exprimaient surtout la colère des jeunes contre le chômage, la corruption et le manque de services publics promis depuis des années par les gouvernements successifs. L’Iraq souffre toujours d’un manque chronique de possibilités d’emploi, d’alimentation en électricité et en eau potable, et d’autres services de base, deux ans après la fin de la guerre contre Daech. Les Iraqiens espéraient que l’amélioration de la sécurité, après la défaite de Daech, offrirait le répit nécessaire pour réparer les infrastructures et améliorer les services. Des années de guerre et de négligence, y compris des sanctions américaines, une invasion menée par les Etats-Unis et le renversement de Saddam Hussein en 2003, une guerre civile et, plus récemment, la lutte contre Daech ont laissé des routes, des hôpitaux et des écoles dans un état lamentable. Mais la corruption et la mauvaise gestion économique ont aggravé les conditions de vie de nombreux Iraqiens, ce qui a provoqué la dernière vague d’agitation et de colère contre un gouvernement au pouvoir depuis moins d’un an. Dans un récent rapport, le Fonds Monétaire International (FMI) a estimé que le conflit avec Daech avait causé quelque 46 milliards de dollars de dégâts aux infrastructures et aux biens. Mais il a jugé que « la gouvernance faible et la corruption sont largement reconnues comme faisant partie du problème ».
Une culture de la corruption a perduré depuis l’ère de l’ancien président Saddam Hussein et s’est enracinée sous le règne des partis politiques sectaires qui ont émergé après sa chute. L’Iraq est ainsi classé parmi les dix pays les plus corrompus au monde. Il occupe la 168e place sur un total de 175 pays, selon l’indice de perception de la corruption de 2018 publié par Transparency International. L’ampleur de ce phénomène fait perdre à l’Etat énormément de fonds qui finissent dans des comptes privés. Officiellement, par exemple, les gouvernements successifs ont investi 40 milliards de dollars dans la modernisation des infrastructures d’alimentation en eau potable et en électricité depuis 2004. Mais ces fonds semblent avoir été en grande partie détournés.
Le taux de chômage en Iraq s’est établi à 13 % en 2017. Mais le phénomène touche surtout les jeunes. Ils sont 25,6 % à en souffrir, selon les données de l’Organisation internationale du travail. La corruption aggrave le problème, puisque la répartition des emplois dans les ministères se fait souvent en fonction de l’allégeance à un parti et de l’appartenance religieuse. Beaucoup d’Iraqiens accusent à cet égard les partis qui contrôlent le parlement et le gouvernement, notamment les formations liées à de puissants groupes paramilitaires soutenus par l’Iran. L’image de ces derniers, qui avaient joué un rôle important dans la défaite de Daech, a parfois été entachée d’accusations de corruption et de contrôle d’une partie de l’économie.
Les protestataires ainsi que la majorité des Iraqiens estiment qu’avec les vastes ressources pétrolières de leur pays, le niveau de vie des citoyens devait s’améliorer. L’Iraq détient en effet la quatrième plus grande réserve de brut au monde, selon le FMI. Mais le système d’exploitation de cette ressource fait que les principaux bénéficiaires sont, outre les multinationales d’extraction, les chefs des tribus sur les terres où se trouve le pétrole. Le gouvernement iraqien avait l’habitude d’indemniser les chefs de tribus pour l’utilisation de leurs terres, puis facturait les compagnies pétrolières. Mais ces chefs tribaux ont rapidement compris qu’ils feraient mieux en exigeant une « compensation » des compagnies pétrolières directement. Les entreprises qui ne payaient pas étaient menacées et les véhicules de leurs travailleurs incendiés. Des gangs agissant à la demande des chefs tribaux ont même assassiné des travailleurs pour faire passer leur message lorsque les menaces se révélaient insuffisantes. Des estimations non vérifiées indiquent que les sociétés pétrolières ont payé plus de 100 millions de dollars de « frais d’utilisation » aux chefs de tribus et que les paiements ne cessent d’augmenter.
La montée de tension dans la région du Golfe entre les Etats-Unis et l’Iran, dont l’influence est prépondérante en Iraq, fait partie des raisons qui retardent la mise en place des réformes pour améliorer la vie des Iraqiens. L’Iraq se trouve pris au piège de cette escalade régionale, car il accueille à la fois des troupes américaines et des groupes paramilitaires soutenus par l’Iran, qui se trouvent souvent à proximité. Cet été, des attaques à la roquette, imputées par Washington à des groupes soutenus par l’Iran, ont frappé près de forces américaines, et de prétendues frappes aériennes israéliennes auraient frappé des milices chiites en Iraq. En réaction, le gouvernement de Bagdad se démène pour éviter d’être pris au milieu d’une conflagration régionale. Il a ainsi proposé sa médiation et cherche désespérément une désescalade de la crise.
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