L’armée est de retour. En destituant le président Mohamad Morsi, le 3 juillet, après lui avoir lancé un ultimatum de 48 heures, et en parrainant une nouvelle période de transition, elle reprend les choses en main. En fait, l’armée n’avait réellement pas quitté la scène politique depuis que Morsi eut écarté le ministre de la Défense et chef du Conseil suprême des forces armées, Mohamad Tantawi, et le chef d’état-major, Sami Anan, en août 2012. Sous ces deux derniers, l’armée avait d’abord géré, depuis la chute du président Moubarak, une période de transition de 16 mois, puis, après l’élection de Morsi en juin 2012, a voulu maintenir une dualité de pouvoir civile/militaire extrêmement dangereuse, qui allait fatalement donner lieu à une collision entre les deux institutions présidentielle et militaire. Cet affrontement s’est rapidement soldé, contre toute attente, par le limogeage de Tantawi et Anan, moins de deux mois après l’investiture de Morsi.
Depuis la nomination de l’actuel ministre de la Défense, Abdel-Fattah Al-Sissi, en remplacement de Tantawi, tout le monde pensait que l’armée est rentrée dans les casernes. Al-Sissi lui-même ne voulait pas d’un rôle politique de l’armée. Il était conscient que son immixtion dans la vie politique, lors de la période de transition, a gravement terni son image de marque et a affecté son prestige auprès de la population. L’armée, sous Al-Sissi, se serait donc contentée de préserver ses privilèges multiformes. C’était chose faite dans la nouvelle Constitution approuvée en décembre dernier. En outre, Morsi tentait un rapprochement avec l’armée pour s’assurer son soutien dans son conflit avec l’opposition libérale.
Le commandement de l’armée restait malgré tout suspicieux des intentions de Morsi et des Frères musulmans et opposé à leurs politiques. Il s’agissait d’abord des tentatives de la confrérie d’infiltrer ou de « frériser » l’armée. La rumeur était tellement persistante qu’Al-Sissi a dû répliquer le 14 février dernier en soulignant qu’il ne permettrait ni aux Frères musulmans, ni à aucun autre groupe politique de dominer l’armée. Le commandement était également mécontent des critiques émises par des dirigeants de la confrérie, dont le guide suprême Mohamad Badie, sur le soutien passé de l’armée au régime de Moubarak.
D’autre part, les politiques à dimension religieuse et sectaire du président Morsi étaient en contradiction avec la pensée stratégique de l’armée sur des questions de sécurité nationale. Il s’agissait d’abord du rapprochement, par affinités religieuses, avec le mouvement de la résistance islamique, le Hamas, en Palestine, qui contrôle la bande de Gaza et adopte la lutte armée contre l’occupation israélienne. Pour l’armée, ce rapprochement est extrêmement dangereux pour la sécurité de l’Egypte, notamment pour celle de la péninsule du Sinaï, qui occupe une place particulièrement importante dans la pensée stratégique de l’armée, car frontalière de la bande de Gaza et d’Israël. Cette région est considérée dans son ensemble comme la vraie frontière est de l’Egypte, source des dangers les plus sérieux pour sa sécurité. L’armée faisait porter, au moins partiellement, la responsabilité du vide sécuritaire et de la multiplication des menaces de djihadistes au Sinaï, en connexion avec des militants palestiniens, depuis la chute de Moubarak, à la politique laxiste, ou complaisante, du pouvoir envers le Hamas et les groupes islamistes dans cette province.
L’armée était aussi consternée par le soutien apporté par Le Caire à l’idée du djihad islamique contre le régime de Bachar Al-Assad en Syrie. Cette position, annoncée en grande pompe par Morsi le 15 juin, était dictée par les besoins de rapprochement avec les salafistes égyptiens face aux pressions croissantes de l’opposition interne. Elle est allée jusqu’à encourager les Egyptiens à rejoindre la rébellion armée contre Damas. L’armée y a vu une politique inconsidérée et irréfléchie qui aura des répercussions très négatives sur la sécurité de l’Egypte, après le retour de ces djihadistes au pays, comme ce fut le cas avec les « Afghans égyptiens », qui ont combattu les forces soviétiques en Afghanistan, et alimenté après leur retour en Egypte une vague d’attentats terroristes dans les années 1990.
Ce qui a aggravé le cas de Morsi aux yeux des militaires était une série d’erreurs dans sa gestion des affaires du pays, dont certaines touchaient directement à l’armée. Ce fut le cas lors des protestations populaires et de l’opposition à l’occasion du 1er anniversaire de la révolution du 25 janvier. Le président avait alors demandé à l’armée d’imposer le couvre-feu aux trois villes du Canal de Suez, Port-Saïd, Ismaïliya et Suez. Mécontente de cette politique de confrontation avec la population et voulant éviter tout affrontement direct avec cette dernière et rester loin des méandres de la politique, l’armée a fait savoir qu’elle n’utiliserait pas la force contre les habitants des trois villes pour imposer le couvre-feu. Celui-ci était d’ailleurs massivement violé par la population, au grand dam de Morsi, sous les regards amusés des soldats censés le faire respecter.
La multiplication des erreurs touchant à la politique intérieure a fini par complètement retourner l’armée contre Morsi et l’a poussée à intervenir pour le renverser. Cette série de fautes graves et de mauvaise gestion a exacerbé la division de la société, a aggravé le mécontentement populaire et a empiré l’instabilité politique et sécuritaire. Un état qui a fortement inquiété les militaires. L’armée s’est toujours donné comme mission de préserver l’intégrité territoriale de l’Egypte, mais aussi sa paix civile. Elle se considère comme le dernier rempart contre toute menace extérieure ou intérieure pouvant entraîner l’effondrement de l’Etat. Al-Sissi avait déjà menacé le 29 janvier dernier les différents protagonistes, dont le président, d’une possible intervention de l’armée si ceux-ci ne parviennent pas à résoudre la grave crise politique qui risque de provoquer l’effondrement de l’Etat.
L’exacerbation de la tension, qui a culminé dans les manifestations géantes du 30 juin et après, a finalement fait décider l’armée d’intervenir. Al-Sissi a tenté pendant cette période particulièrement turbulente de pousser Morsi à accepter la revendication des protestataires d’annoncer la tenue d’élections présidentielles anticipées. Le refus de ce dernier l’a condamné à l’épreuve de force avec l’armée qui l’a démis à l’expiration de l’ultimatum. Tirant les leçons de la précédente période de transition, où elle était sous le feu des critiques en raison de sa gestion directe des affaires du pays, l’armée a, cette fois-ci, mis en avant les forces civiles, auxquelles elle a confié le soin de former un nouveau gouvernement et a chargé le président de la Cour constitutionnelle de la présidence intérimaire du pays. L’armée reste toutefois le parrain et le garant de cette nouvelle période de transition, son influence y restera décisive. L’ampleur de son rôle politique futur, qui devrait rester prépondérant, sera tributaire de la suite du processus de transition.
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