La deuxième décennie du XXIe siècle ne s’est pas encore achevée, et l'on assiste déjà à une reproduction de ce qui s'est passé à son début,lorsque des masses humaines, estimées à des dizaines ou à des centaines de milliers et même des millions, s’étaient mobilisées dans ce qui a été qualifié tantôt de révoltes ou révolutions, tantôt de complots. Le nombre de manifestants était trop important pour que la police et les services de sécurité puissent les disperser, à moins de procéder à un carnage. Tout le monde, faisant partie des manifestations ou l’observait, se demandait à quoi celles-ci mèneraient.
En Tunisie, où tout a commencé, les manifestants s’étaient entendu avec certains groupes laïcs et avec le parti islamiste Ennahdha sur la nécessité de renverser le président Zine El-Abidine Ben Ali, pour élaborer une nouvelle Constitution et la faire voter par référendum lors d’une phase de transition qui devait prendre fin avec la tenue d’élections présidentielle et législatives.
En Egypte, là où s’est joué le deuxième round du printemps arabe, l’échiquier n’était pas aussi équilibré qu’en Tunisie. Après un préambule où les courants politiques avaient tous le même poids, les Frères musulmans sont intervenus et leur arrivée a signé la fin de la phase pacifique de la révolte. L’entrée de l’armée sur la place Tahrir s’est faite sous le slogan « l’armée et le peuple une seule main ». Le reste de l’histoire est bien connu : les jeunes se sont rendus sur la rue Mohamad Mahmoud pour attaquer le siège du ministère de l’Intérieur, les Frères musulmans ont fait main basse sur les deux chambres du parlement, ont fabriqué une Constitution sur mesure et ont conquis la présidence de la République, dans ce qui ressemblait à une seconde révolution.
Dans d’autres pays arabes, notamment à Bahreïn, la révolte a été tuée dans l’œuf par l’armée, dans d’autres encore, comme en Jordanie et au Maroc, une série de réformes a été adoptée pour calmer ceux qui réclamaient le changement, ou enfin, comme en Syrie, en Libye et au Yémen, ce fut carrément la guerre civile.
Le scénario était le suivant : une jeunesse qui renverse le chef de l’Etat, après quoi les Frères musulmans font leur apparition, ensuite d’autres groupes islamistes entrent en scène, puis le développement s’arrête et la situation globale se détériore. La suite dépend des forces armées, de leur rôle, de leur professionnalisme, de leur unité et de leur bon sens. Déjà avant la fin de cette deuxième décennie du XXIe siècle, le prix payé, sur tous les fronts, était élevé.
Le printemps arabe, l’appellation donnée par l’Occident à ces événements, ressemblait plus au vent des khamasines, une tempête de sable qui a culminé avec l’instauration de l’Etat islamique et la déclaration du califat sur les territoires iraqiens et syriens.
L’Egypte a réussi à stopper la marée islamiste en renversant les Frères musulmans, et l'on a alors commencé un cycle inversé où la révolution est devenue synonyme de cauchemar, un long cauchemar dont il fallait sortir. Durant les quatre dernières années, les appels en faveur du changement ont cédé la place à des appels en faveur de la stabilité, le discours de la révolution a cédé la place à celui de la réforme. En gros, sans entrer dans les détails, les pays arabes ont réussi à se maintenir. En Iraq, le référendum sur l’indépendance du Kurdistan n’a pas abouti, en Syrie, la communauté internationale a commencé à accepter Bachar Al-Assad comme président après des années de rejet. Au Yémen, malgré les divisions et les ingérences iraniennes, le gouvernement légitime se maintient, et enfin, en Libye, les négociations se poursuivent pour sauver ce pays.
Les choses ont beaucoup changé dans tous les pays arabes, à l’exception de l’Algérie, qui a vécu une expérience particulière dans les années 1990 communément appelées la « décennie noire », et du Soudan qui a été marqué par la séparation du Sud et ses conséquences. D’une certaine manière, le choix d’hommes forts comme Bouteflika et Al-Béchir, reposant dans un cas sur l’armée et dans l’autre sur un parti politique fort, devait suffire pour que la vie continue.
Or, ces dernières semaines ont été marquées par des scènes qui évoquent celles du début de la décennie. En fait, en raison des conséquences négatives des révoltes des années 2010, de nouvelles révoltes ne sont pas à exclure.
Il n’était pas possible de préserver indéfiniment le statu quo en Algérie. Bouteflika est un survivant de la génération de la libération avec tout ce que cela signifie en termes de vaillance et de bravoure, mais l’âge et la santé ont leurs propres lois. Les jeunes, qui forment la majorité de la population algérienne, ont une autre façon de voir les choses ainsi que de nouveaux moyens de communication et de mobilisation. Au Soudan, ce n’est peut-être pas la même situation, mais dans un cas comme dans l’autre, quand les besoins ne sont pas satisfaits, l’environnement devient propice à un « chaud printemps ».
Heureusement, la sagesse a eu le dernier mot en Algérie : le président Bouteflika a renoncé à un nouveau mandat et demandé à Lakhdar Brahimi d’entamer un processus de réforme. Au Soudan, le président Al-Béchir essaye, lui aussi, de faire naviguer son pays.
Le problème c’est que les jeunes ont toujours su ce qu’ils souhaitaient changer, mais jamais ce qui surviendrait le lendemain du changement. C’était le dilemme du printemps arabe, il y a dix ans, et ce sera probablement le dilemme pour dix ans à venir. Pourquoi les jeunes sont-ils incapables de savoir ce qu’ils veulent et pourquoi parmi eux aucun leader n’a émergé ? Des questions qui restent en suspens.
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