Alors que l’Union Européenne (UE) est un partenaire économique majeur du monde arabe, son action en matière de politique étrangère peine à se faire sentir dans la multitude de conflits que connaît la région. A vrai dire, il est difficile de parler d’une politique européenne commune vis-à-vis du monde arabe. Malgré les tentatives de l’UE de parler d’une seule voix à l’étranger et d’adopter une politique de défense commune, les pays membres n’ont pas réussi à poursuivre une politique unifiée en raison d’intérêts nationaux divergents et de leur refus d’abandonner leur souveraineté en matière d’action extérieure, en particulier dans les questions importantes touchant à leur sécurité nationale.
Cela a donné lieu à une dualité du rôle de l’Europe dans le monde arabe, qui finalement affaiblit son action chez ses voisins du Sud de la Méditerranée. Alors que les institutions de l’UE avaient élaboré une stratégie et des politiques communes, inégalement efficaces, à l’égard du monde arabe dans les domaines politique, économique et socioculturel, les Etats membres, notamment les plus puissants, poursuivent parfois des politiques contraires à celles adoptées par l’UE, dans les questions importantes de politique et/ou de sécurité. De façon générale, les Etats européens, géographiquement proches du monde arabe, plus affectés par les évolutions politiques et sécuritaires de ce dernier, et qui ont les moyens de puissance nécessaires, comme la France ou l’Italie, agissent parfois en dehors du cadre de l’UE, ou la précède, et exercent dans la région des rôles plus actifs que ceux des Etats éloignés géographiquement, comme l’Allemagne et les pays scandinaves, dont les intérêts sont davantage liés à l’Europe de l’Est.
Le conflit au Yémen donne un bon exemple de disparité entre les positions de l’UE en tant qu’institution et celles des Etats membres. Alors que la chef de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, avait exprimé l’opposition de l’UE à l’intervention militaire de la coalition internationale dirigée par l’Arabie saoudite en mars 2015, avertissant des « graves » répercussions régionales de cette ingérence au Yémen et soulignant qu’une « action militaire n’est pas une solution », l'Angleterre et la France avaient annoncé leur soutien aux opérations militaires contre les rebelles houthis. Et ce n’est qu’après le retournement de la position des Etats-Unis en faveur d’un arrêt des hostilités, exprimé par le secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, le 30 octobre dernier, que la ministre française des Armées, Florence Parly, a estimé que l’intervention de la coalition emmenée par Riyad était « sans issue », et qu’il est temps qu’elle cesse. Londres est, par contre, resté sur sa position, la première ministre britannique, Theresa May, n’ayant pas soutenu les appels de Washington à la cessation immédiate des combats. Tout en appuyant les appels à la « désescalade », elle a souligné que son gouvernement restait convaincu qu’un cessez-le-feu ne fonctionnerait que s’il existait un accord politique entre les parties belligérantes.
A Saudi-led la destruction reste encore de grande envergure au Yémen.
L’action de l’UE dans le monde arabe fait partie de la « Politique européenne de voisinage » mise en place par la Commission européenne en 2003 et qui vise à renforcer les relations avec les pays du Sud de la Méditerranée et de l’Europe de l’Est. L’objectif de resserrer les liens avec le Sud méditerranéen est historiquement le fruit du processus dit de Barcelone, qui a établi le « partenariat euro-méditerranéen » en 1995. Ce partenariat a ensuite été intégré à la politique européenne de voisinage en 2003, puis à « l’Union pour la Méditerranée » en 2008. Cette dernière, lancée à l’initiative de la France, comprend les 28 pays de l’UE et 15 pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée.
Malgré les différentes formes ou structures adoptées par l’Europe pour gérer et renforcer ses relations avec les pays du Sud de la Méditerranée, les objectifs restaient les mêmes : promouvoir l’intégration économique des deux parties, afin de créer une zone de libre-échange et un espace de paix, de stabilité et de prospérité économique fondé sur le respect de l’Etat de droit et l’exclusion de l’usage de la force. Pour atteindre ces objectifs, l’UE a mis en place un ensemble d’instruments dans trois domaines : politique-sécurité, économie-commerce et socioculturel. Mais les instruments les plus importants et les plus efficaces sont ceux de la coopération économique et commerciale, « accords de partenariat », qui constitue le principal domaine d’action de l’UE. Cet état de fait s’explique par les succès du projet européen dans le domaine économique, qui ont amené l’UE et les grandes puissances européennes à croire en l’impact — un peu exagéré — de la coopération économique sur l’introduction des changements souhaités dans les pays du Sud de la Méditerranée.
Dans le cadre de sa politique du voisinage envers le Sud méditerranéen, l’UE cherche à servir deux groupes d’intérêts fondamentaux. Le premier, à court et à moyen termes, vise à empêcher l’extension vers l’Europe des effets négatifs des conflits et de l’instabilité dans le monde arabe, notamment le terrorisme, les réfugiés et l’immigration clandestine. Le deuxième groupe, à long terme, relève de ce que l’UE appelle sa « politique étrangère structurelle », dont le but est d’introduire dans les pays du Sud de la Méditerranée des changements structurels en faveur de la démocratie, le pluralisme politique, la liberté d’expression, l’Etat de droit, le respect des droits de l’homme et l’économie du marché. En somme, il s’agit d’exporter le modèle politique, économique, social et culturel européen vers les pays arabes.
Les soulèvements populaires, qui ont déferlé sur plusieurs pays arabes en 2011 et leurs répercussions en Europe, ont conduit à la révision de la politique de voisinage à l’égard des pays de la Méditerranée. L’UE a ainsi pris conscience de la nécessité d’adopter une politique plus souple et davantage diversifiée pour répondre aux différents besoins des pays arabes, dont les conditions politiques, économiques, sociales et culturelles ne sont pas identiques. C’est dans ce cadre que l’UE a introduit le nouveau principe de « plus pour plus », un mécanisme d’encouragement qui récompense financièrement les progrès réalisés en matière de réformes démocratiques, dont la Tunisie est le premier bénéficiaire.
Cependant, l’impact le plus décisif des soulèvements arabes sur la politique européenne de voisinage est la prédominance des préoccupations sécuritaires, notamment l’extension du terrorisme et l’afflux de réfugiés de Syrie et d’autres pays, reléguant au second plan les questions de démocratie et de droits de l’homme. Cet effet est bien plus visible dans les prises de position et les politiques des grandes puissances européennes que dans celles de l’UE. Ce qui montre une fois de plus le décalage entre « l’institution européenne » et les politiques nationales des Etats membres, et la difficulté pour l’Europe de parler d’une seule voix.
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