L’attentat suicide survenu en Tunisie la semaine dernière n’a pas été le seul développement soudain et dramatique sur la scène tunisienne. Les observateurs de la vie politique en Tunisie ne devraient pas être surpris de constater comment cet attentat était différent dans sa nature, sa méthode d’exécution et ses objectifs qui restent vagues. C’est qu’en Tunisie, les choses ne suivent plus leur cours habituel.
En effet, ce pays témoigne d’importantes transformations à plus d’un niveau. Sur le plan sécuritaire, le fait qu’une femme se fasse exploser dans l’une des plus importantes artères de la capitale ne correspond pas au schéma habituel de la violence en Tunisie, qu’il s’agisse des attentats terroristes, qui visent généralement les sièges de la sécurité ou du gouvernement, ou des autres formes de violence politique qui visent les intellectuels et les politiques, et dont la victime la plus récente fut Chokri Belaïd. Notons en plus que l’engin explosif utilisé lors de ce dernier attentat était très rudimentaire, et que la kamikaze était méconnue des services de sécurité.
Ces indices montrent que le terrorisme en Tunisie évolue vers des opérations moins professionnelles et moins importantes, mais dont la préparation et l’exécution seront plus faciles. Ces nouvelles opérations seraient menées par des éléments méconnus des services, ce qui impliquerait l’élargissement des cercles de recrutement, en particulier parmi les femmes.
Sur le plan politique, on remarque une certaine instabilité des relations entre les grandes forces politiques, de quoi brouiller les alliances déjà existantes. Ce qui signifie que l’échiquier politique tunisien a été modifié, ou du moins est en voie de l’être. Cet échiquier était composé de deux courants principaux : le mouvement libéral dirigé par le parti Nidaa Tounès et la mouvance islamiste dirigée par le parti Ennahda, ainsi que d’autres forces moins importantes, comme les partis de gauche et nationalistes.
Au-delà de cette répartition, il y a le fondement sociétal sur lequel cette carte politique est façonnée. Il s’agit des syndicats ouvriers et professionnels qui regroupent un grand nombre de citoyens tunisiens appartenant à divers secteurs et groupes sociaux. Les syndicats jouent un rôle central dans l’orientation et la régulation de la vie quotidienne en Tunisie, tant sur le plan économique que politique.
Rappelons que l’Union générale tunisienne du travail et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat ont remporté le prix Nobel de la paix en 2015, avec deux organisations tunisiennes de défense des droits de l’homme. Ce Quartet était un acteur principal dans le processus d’endiguement des tensions politiques et sociales après la vague de révolutions et de soulèvements populaires que la Tunisie a inaugurée en 2011. Parvenir à un consensus entre les différents courants et forces politiques était une étape indispensable à une transition politique pacifique.
Mais au cours des deux dernières années, un autre acteur est apparu sur la scène tunisienne. Il s’agit d’un groupe d’activistes de la société civile et de défenseurs des droits humains, des jeunes qui étaient encore adolescents lorsque Bouazizi a provoqué le départ de l’ancien président, Zine Al-Abdine Bin Ali. Ceux-ci utilisent avec efficacité les nouveaux médias et les réseaux sociaux dans leurs activités politiques et sociales, mais ils ne se sont pas encore organisés ou rassemblés dans des mouvements politiques traditionnels. Ils travaillent individuellement ou dans des groupes limités, mais dans l’ensemble, ils forment une nouvelle force montante, et leur présence devient de plus en plus visible. Lors des élections municipales qui ont eu lieu le 6 mai dernier, les listes indépendantes, qui comptaient beaucoup de ces jeunes, ont raflé la mise devançant le mouvement Ennahda et Nidaa Tounès respectivement.
Ces élections ont été marquées par un faible taux de participation (35,6 %) et un taux d’abstention de 64,4 %. Des chiffres qui reflètent un manque d’enthousiasme, sinon un mécontentement populaire vis-à-vis de la situation politique en général. Les résultats ont montré un déclin de la popularité des deux principaux partis, mais le recul de Nidaa Tounès fut plus important. Ce qui a donné plus de poids au mouvement Ennahda qui a gagné en confiance dans la gestion de ses relations avec les autres forces politiques. Ces dernières semaines, Ennahda a ignoré les appels du président Essebsi, refusant de faire pression sur le premier ministre, Youssef Chahed, pour l’amener à démissionner ou à demander un vote de confiance au parlement. En effet, Ennahda est devenu le plus grand parti politique au parlement et aux conseils municipaux, outre son quota au gouvernement avec 6 portefeuilles.
La relation entre le président, Beji Caïd Essebsi, et son premier ministre, Youssef Chahed, présente un aspect intéressant de la crise politique actuelle en Tunisie. Bien qu’il n’ait jamais été un personnage en vue, Chahed a été choisi pour ce poste par le président lequel, d’après certains analystes, cherchait un caractère malléable qui ne lui représentait aucune menace, ni concurrence.
Mais Chahed a pleinement exercé ses pouvoirs constitutionnels (qui dépassent ceux du président de la République), ce qui lui a valu l’ire de ce dernier. Essebsi a d’abord cherché à obtenir l’approbation du parlement pour accroître ses pouvoirs présidentiels. En s’y opposant, Ennahda est tombé en désaccord avec Nidaa Tounès, ou plutôt avec le président lui-même qui, de surcroît, préparait son fils Hafedh pour lui succéder à la tête du parti, sinon de l’Etat. Pour compliquer encore la situation, Chahed a continué à se désengager de Nidaa Tounès et à prendre ses distances avec Essebsi. Il a formé un groupe parlementaire indépendant (ou presque) du bloc Nidaa Tounès. Et là, on est passé d’une divergence entre les deux partenaires au pouvoir, à savoir Ennahda et Nidaa Tounès, à une querelle intestine au sein de ce dernier qui se trouve au bord de l’implosion. Pour sa part, Ennahda s’abstient de soutenir Essebsi dans sa guerre contre Chahed.
Les tentatives d’Essebsi d’évincer Chahed peuvent être comprises à la lumière des ambitions présidentielles que les Tunisiens attribuent à ce dernier. Mais à part les rivalités personnelles, la mésentente entre le président et son premier ministre est l’expression de vieilles contradictions entre des groupes et des formations que seule leur opposition à Ennahda réunit autour d’Essebsi. Ainsi, Nidaa Tounès, le seul parti capable de contrebalancer les islamistes, est désormais en proie à des conflits internes et des querelles de pouvoir.
Dans le cas d’Ennahda, les défis viennent principalement de l’extérieur, notamment de la part de la gauche et des nationalistes. Le principal défi, toutefois, pour ce mouvement, reste les alliances qu’il va tisser et les paris qu’il va tenter à l’approche des élections législatives et présidentielle prévues l’an prochain. Bien qu’Ennahda soutienne le chef du gouvernement, parier sur ses chances comme candidat à l’élection présidentielle n’est pas sans risque, vu son manque d’expérience et ses connexions internationales et régionales limitées. Sinon, le succès d’Ennahda aux élections municipales pourrait lui faire gagner en confiance pour mieux gérer ses alliances dans cet environnement politique complexe.
Ainsi, les alliances politiques qui existent depuis 2014 n’ont jamais été assez solides pour répondre aux demandes et aspirations des Tunisiennes, et ce, pour la simple raison qu’elles ne disposent pas des mêmes outils et ne partagent pas les mêmes idées. Les mouvements Ennahda et Nidaa Tounès, parrainés par les syndicats, ont formé une alliance d’urgence pour sauver le pays et empêcher son effondrement. Aujourd’hui, 4 ans plus tard, ils sont incapables de le mettre sur la voie de la croissance et du développement.
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