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Un musée pour Tawfiq Al-Hakim

Lundi, 15 octobre 2018

Je me suis longuement arrêté sur un article publié dans le supplément du vendredi du journal Al-Ahram et dans lequel Achraf Abdel-Chafi évoquait l’homme de lettres et dramaturge célèbre Tawfiq Al-Hakim, surnommé le « géant du théâtre arabe », et réclamait de lui dédier un musée pour éterniser sa mémoire. Cet article, qui vient plus de trente ans après la disparition d’Al-Hakim, mérite d’être salué, d’autant plus que notre plus grande défaillance est l’oubli ou, comme le dit Naguib Mahfouz, « l’oubli est le vice de notre quartier ».

Al-Hakim nous a quittés en juillet 1987 et depuis, personne ne s’est arrêté à sa biographie, pourtant très liée à notre histoire nationale, notamment à cause de ses prises de position et ses écrits qui constituent des jalons de notre histoire culturelle du XXe siècle.

Je me souviens toujours de la fameuse déclaration qu’il avait rédigée au début de 1973 pour dénoncer l’état de « non paix, non guerre » entre l’Egypte et Israël. Sadate avait promis que 1971 allait être l’année décisive, mais deux ans après, rien n’avait changé. J’ai vu le manuscrit écrit de la main d’Al-Hakim quand celui-ci m’a appelé pour y déposer ma signature aux côtés de celles d’une centaine d’écrivains et d’intellectuels dont Ahmad Bahaeddine, Naguib Mahfouz, Lotfi Al-Kholi, Ahmad Hamrouche, Sarwat Abaza, Makram Mohamad Ahmad, entre autres. Cette déclaration a suscité un tollé, grâce au sens littéraire de son rédacteur qui a réussi à incarner avec des mots le sentiment populaire qui régnait alors dans tous les secteurs de la société égyptienne.

Je me souviens aussi de son roman tristement célèbre La Conscience retrouvée qui a divisé les milieux culturels et politiques en Egypte et partout dans le monde arabe. Et je me rappelle sa phrase géniale : « Nous avons traversé la défaite » décrivant la traversée du Canal de Suez par notre armée en 1973 et que la BBC et tous les médias internationaux ont reprise dans leur couverture de la guerre d’Octobre. Mais je me souviens avant tout de son immense production qui a porté le ferment d’un renouveau de la littérature arabe, notamment le théâtre dont il est resté, et encore jusqu’à ce jour, le maître inégalé. Al- Hakim a également laissé son empreinte sur le roman en le faisant évoluer vers une forme plus moderne, comme le lui reconnaissait Naguib Mahfouz. On n’oubliera jamais son roman L’Ame retrouvée, qui fut une source d’inspiration révolutionnaire pour Gamal Abdel-Nasser en 1952.

L’article d’Achraf Abdel-Chafi coïncide avec le 100e anniversaire de la naissance d’Al-Hakim, qui n’a été dûment célébré par aucun média ou organisme culturel. Cet article nous a rappelé la promesse de l’ancien ministre de la Culture, Ahmad Haykal, de transformer en musée la maison d’Al-Hakim, sur la corniche du Nil à Garden City. Mais comme ce fut le cas pour Oum Kalsoum et Naguib Mahfouz, la promesse du ministre, qui a fait la une des journaux dans la foulée du décès du grand écrivain, est tombée aux oubliettes. Aujourd’hui, 31 ans après le décès d’Al-Hakim, dix ministres de la Culture se sont succédé sans que ce musée voie le jour.

Quand j’ai occupé la présidence de l’Union des écrivains en 2005, j’ai saisi l’occasion de la restauration du bâtiment historique affecté à l’union et qui se trouvait dans l’enceinte de la Citadelle pour créer le premier musée des écrivains en Egypte. Les objets exposés ont été répartis dans les diverses salles spacieuses de ce bâtiment. Une salle décorée dans le style arabe fut dédiée à Tawfiq Al-Hakim, et certains de ses effets personnels y ont été exposés dont le manuscrit complet de son autobiographie La Prison de la vie (Sejn Al-Omr) tracé de son écriture fine, ainsi que son fameux béret et sa robe de chambre qu’il portait lors de son dernier séjour à l’hôpital à côté de certaines photos de lui dans cette même robe. Tandis qu’au siège de l’Union des écrivains à Zamalek, précisément au salon où Al-Hakim aimait rester, on a exposé une statuette qui décorait son bureau, celle de Beethoven, son musicien préféré, et que son petit-fils m’a offerte. Rappelons que Tawfiq Al- Hakim fut le premier président de l’Union des écrivains à sa création en 1975. Quant à la collection exposée au bâtiment de l’union dans l’enceinte de la Citadelle, elle compte également des écrits et des effets personnels d’autres écrivains comme les lunettes et le passeport diplomatique de Yéhia Haqqi, la statue de Taha Hussein que lui avait dédiée le sculpteur Abdel-Qader Rizq, le journal intime de Youssef Al-Sébaï, des manuscrits et des diplômes de Ali Ahmad Bakathir, les lunettes et le journal intime de Saadeddine Wahba, une lettre écrite par Ahmad Chawqi au traducteur du Fou de Layla, le manuscrit d’un recueil de poèmes de Naguib Sorour, le manuscrit du discours du Nobel écrit de la main de Naguib Mahfouz, ainsi que le chèque que celui-ci reçut pour son premier scénario vendu, etc.

Pour revenir à Tawfiq Al-Hakim, j’ai réussi après son départ à faire conclure un accord entre sa famille et la maison d’édition Al-Shourouk pour la réédition de son oeuvre complète dont certains tomes étaient introuvables dans les librairies, et j’ai écrit la préface de cette nouvelle édition. Disons enfin que si l’Union des écrivains est parvenue à créer ce musée sans aucune aide financière de l’Etat, c’était grâce à la confiance des familles de ces écrivains qui ont coopéré de bon coeur avec une initiative sincère d’immortaliser leurs proches. Mais à vrai dire, les hommes de lettres sont immortels avec ou sans musée. C’est plutôt nous qui avons besoin de ces musées pour préserver notre patrimoine culturel qui fait notre fierté parmi les nations et pour que nos jeunes générations connaissent ces grands noms qui sont souvent plus honorés à l’étranger .

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