Assez tristement, la 12e commémoration du décès de notre grand écrivain Naguib Mahfouz a été marquée par une déclaration attribuée à la célèbre critique littéraire Siza Kassem, selon laquelle Naguib Mahfouz « était un lâche ». Une accusation naguère récurrente, quoiqu’en des termes moins crus, dans les milieux de la gauche égyptienne, qui reprochaient à Mahfouz de n’avoir jamais pris de positions politiques franchement opposées ou cherché à affronter le régime en place.
En fait, il s’agit plus d’une incompréhension du rôle de l’homme de lettres que d’un manque de courage chez celui-ci.
Sa vie durant, Naguib Mahfouz s’en est tenu à son rôle d’écrivain aussi bien sur le plan professionnel que personnel. Il croyait que l’écrivain avait pour mission d’écrire, que l’écriture était sa façon de s’exprimer, voire son arme. Une arme dont il a fait un usage si habile.
Ceux qui pensent que Mahfouz n’a jamais pris de position politique soit ne l’ont pas lu, soit ils l’ont lu et pas compris. Parce que Mahfouz a, dans la mesure des exigences littéraires, inclus sa pensée politique dans ses romans. Il a émis des critiques évidentes contre certaines pratiques politiques dans les années 1960. Son roman Dérives sur le Nil fut une révolte contre les dérapages des services de renseignements et de l’Union socialiste gangrenés par l’arrivisme et l’opportunisme. Des dérapages que le président Nasser dénonça par la suite en tant que symptômes avant-coureurs de la défaite de 1967.
Après la publication de ce roman, le maréchal Abdel-Hakim Amer donna l’ordre d’arrêter Mahfouz, un ordre qui, d’après ce que m’avait confié Sami Charaf, directeur de cabinet du président Nasser, s’est heurté au refus de ce dernier. Mais ce n’était de toute façon pas un secret et les nouvelles parvinrent à Mahfouz. Quelle fut la réaction de celui qu’on accuse aujourd’hui de manque de courage? Il s’attela à l’écriture de Miramar, un roman encore plus virulent que le précédent. Ce roman, qui parut quelques mois avant la défaite de 1967, annonçait une catastrophe imminente entraînée par la corruption. Peut-on toujours accuser Mahfouz de laxisme politique et de manque de courage ?
L’oeuvre de Mahfouz regorge de critiques politiques que seules des personnes courageuses peuvent formuler. Je me souviens d’une nouvelle intitulée La Peur et à propos de laquelle Mahfouz m’avait confié qu’il n’avait jamais autant redouté la réception de l’un de ses écrits. Le héros de La Peur était un officier tyrannique et son référentiel ne pouvait échapper à personne.
Non Messieurs, Naguib Mahfouz ne manquait pas de courage et n’a jamais échappé à la confrontation. En 1959, la publication en épisodes sur les pages d’Al-Ahram de son roman Les Fils de la Médina a suscité un tollé. Le directeur de l’Organisme de l’information de l’époque, Hassan Sabri Al-Kholi, a proposé à Mahfouz un débat avec les dignitaires religieux, qui l’ont attaqué après avoir religieusement interprété son roman. Au jour convenu, Mahfouz était là, au bureau d’Al-Kholi, à attendre les religieux qui ne sont jamais arrivés.
Croire que les manifestations, les slogans et les pancartes sont les seuls moyens d’expression politique relève de la naïveté. En fait, chaque catégorie sociale a ses propres moyens d’expression. Les étudiants ont des moyens d’expression différents de ceux des intellectuels, des hommes politiques ou des masses non organisées. Et une oeuvre politique peut s’avérer plus influente que les cris des manifestants.
A cause d’un voyage à l’étranger, je n’ai pas pu assister à la cérémonie de dédicace du livre de Mohamad Choeir Les Fils de la Médina, roman interdit, que je trouve d’ailleurs très intéressant. C’est à cette occasion que Siza Kassem a accusé Mahfouz de lâcheté, parce que, d’après ce que j’ai compris, Mahfouz n’avait jamais explicitement reconnu la portée religieuse de son roman.
A mon avis, c’est une question qui se rapporte au rôle de l’homme de lettres et à ses limites ainsi qu’au rôle du critique littéraire et à ses responsabilités. Il ne faut pas tout confondre. Un écrivain n’est pas tenu de nous révéler le symbolisme de son oeuvre. Et s’il le fait, quelle valeur aura son exégèse contre celles des critiques et des chercheurs ?
Siza Kassem est l’auteure d’intéressantes études sur la Trilogie de Mahfouz. Mais je la vois ici brouiller les cartes, cédant sa place à l’écrivain, auquel elle demande de nous expliquer ses écrits. Quel serait l’intérêt de la critique littéraire si les hommes de lettres « courageux » devaient nous donner leur propre interprétation de ce qu’ils écrivent ?
Non Madame, Naguib Mahfouz n’était pas lâche, il était juste un homme de lettres qui nous a légué son oeuvre, laissant les critiques faire leur travail. En s’abstenant d’expliquer son roman, Mahfouz s’est montré plus respectueux de votre métier de critique et de chercheuse
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