Témoignons-nous en Egypte des prémices d’un virement vers le fascisme ? Cette question a constitué le sujet d’une discussion enflammée avec un groupe d’amis. Heureusement était présent un ami britannique qui étudie l’histoire et les sciences politiques dans une prestigieuse université américaine. Il nous rappela que l’une des principales caractéristiques du fascisme européen apparu dans les années 1930 était le mariage entre les industriels et le régime au pouvoir qui a garanti les lois répressives contre les ouvriers. En Egypte, il n’existe pas de telle alliance entre les industriels égyptiens et les Frères. J’ai également ajouté que la plus importante différence entre les Frères et les fascistes est que les premiers ne possèdent aucun contrôle sur les outils de la violence, que ce soit l’armée ou la police, alors que les nazis avaient renforcé leur emprise sur ces deux entités avant leur victoire aux élections de 1933. Si nous ajoutons à ce facteur le manque de domination des Frères sur la justice et les médias, il se révélera alors l’énorme différence entre les Frères et les nazis.
Je suis rentré chez moi réconforté par ces avis. Cependant, les événements survenus quelques jours plus tard m’ont poussé à revoir mes positions. Le président courtise l’armée et récompense ses dirigeants alors qu’il se trouve sur son bureau un rapport élaboré par un comité qu’il a lui-même formé révélant l’implication de l’armée dans des disparitions et des tortures. Par ailleurs, le secrétariat du parti au pouvoir à Kafr Al-Cheikh a organisé un concours intitulé « Le rôle des médias dans la falsification de l’opinion publique ». C’est ainsi que se multiplient tous les jours les invitations des Frères à étrangler les médias.
Cependant, c’est une vidéo sur Youtube qui m’a le plus prouvé que nous vivons effectivement un virement vers le fascisme. Elle présente un cheikh qui explique un verset de la sourate de la Table Servie : « La nourriture de ceux auxquels le Livre a été donné vous est permise, et votre nourriture leur est permise ». Le cheikh respectueux a expliqué que les musulmans pouvaient consommer la nourriture des chrétiens. Jusque-là, pas de problème. Cependant, le cheikh ne s’est pas arrêté là. Il s’est volontiers porté à expliquer longuement pourquoi il ne mangeait pas lui-même avec ses voisins et ses connaissances coptes. Il ne s’agit nullement de foi, comme le dit le cheikh, mais plutôt de dégoût. « Ils me dégoûtent. Je ne les aime pas. Je suis libre. Leur odeur, leur apparence, tout me dégoûte en eux ».
(Photo: AP)
Puis, il a raconté deux histoires pour nous expliquer la différence entre la piété et le dégoût. Il est entré une fois dans une pâtisserie pour acheter des gâteaux pour ses enfants. Après avoir passé sa commande, il s’est retourné et a été choqué par une vision. « J’ai vu leur photo-là que vous connaissez, celle de leur Père qui tient un serpent à la main. Et tous les employés ont des croix tatouées », raconte-t-il. Il s’est alors empressé de sortir de la pâtisserie et de se débarrasser des gâteaux qu’il venait juste d’acheter. Et d’ajouter : « Ils me dégoûtent. Je ne peux pas dire aux gens que c’est de la piété. Non c’est du dégoût ».
La seconde histoire concerne son voisin copte qui est venu se plaindre d’une fuite qui a provoqué un dégât des eaux dans sa salle de bains. Malgré son dégoût envers son voisin copte, il est descendu lui-même pour constater l’ampleur des dégâts et lui a alors promis d’effectuer les réparations nécessaires à ses frais. Le rencontrant dans la rue deux jours après, son voisin l’a remercié en lui disant : « C’est ce que j’attendais. Nous sommes des voisins et des frères ». Le cheikh a alors répondu : « Des frères non. Je vous ai donné vos droits mais ne réclamez pas mon amour ».
Ce cheikh respectueux nous transmet ainsi deux leçons. La première est que son dégoût des chrétiens est un sentiment naturel émanant de leur nature (odeur, aspect) et non d’une culture sociale. Ce dégoût-là est plus proche du sentiment de la faim ou de la soif que du sentiment du blâme, de la colère ou de la jalousie. Etant donné qu’il s’agit d’un sentiment instinctif, il est permis de le ressentir et même de le renforcer. La seconde est qu’il n’y a pas de place pour la fraternité et l’amour entre les chrétiens et les musulmans. La relation entre eux est régie par la justice et non par l’amour. La charia islamique assure la justice aux adeptes des religions célestes et non pas l’amour.
La logique de ce cheikh est une logique purement raciste, tout à fait appropriée à un régime politique fasciste. Mais comment est-il possible de faire face à cette logique dangereuse ? La solution n’est ni d’ôter le droit d’expression à ce cheikh ni de bloquer la chaîne satellite où il apparaît régulièrement. Il ne s’agit pas non plus d’avancer les versets du Coran qui réfutent ses avis, car il reconnaît lui-même que ses positions ne sont nullement basées sur la piété.
Alors que je cherchais la réponse à ma question, sont venues me rendre visite dans mon bureau deux étudiantes qui préparent une recherche sur la montée du discours confessionnel sous le régime des Frères. Je leur ai fait voir la vidéo. L’une d’elles a alors déclaré : « Cet homme ne possède aucun sens de la politesse ». J’ai alors réalisé que j’avais trouvé la solution, il est indispensable de s’attacher à la politesse. La politesse est un sentiment qui n’accepte pas les instincts animaux auxquels le cheikh se laisse aller. Au contraire, il élève l’individu au-dessus de ses instincts. Je dirais donc au cheikh : laissez de côté la piété et le dégoût et soyez poli.
Lien court: