La lecture attentive de l’évolution de l’EI, depuis sa courte existence sur la scène politique, nous permet de déceler les lignes principales d’une stratégie très sophistiquée. Contrairement à Al- Qaëda, qui cherchait immédiatement l’affrontement avec les « croisés », les stratèges de l’EI ont prévu des étapes et fixé plusieurs objectifs qui lui ont permis de tisser des liens, tacites et temporaires, avec des « alliés ». Après s’être imposé sur le terrain, en Iraq et en Syrie, l’EI a pu obtenir le soutien d’autres organisations intégristes déjà opérationnelles en Afrique et en Asie. Partant, il a profité de l’existence de bastions dispersés capables de semer le trouble simultanément dans des endroits éloignés.
Parallèlement, il oeuvrait à recruter des adeptes de toutes les nationalités afin de pouvoir se présenter en tant que « puissance » multinationale. Les défaillances du système économique mondial d’une part, et les problèmes d’ordre social dans les pays occidentaux, de l’autre, lui ont facilité la tâche. L’importance des combattants étrangers ne se limitait pas à lui fournir de multiples expertises dans divers domaines, mais plus important encore de lui assurer, le cas échéant, une présence permanente partout dans le monde lors de leur retour éventuel dans leurs pays d’origine. Loin d’être naïfs de croire que « l’Etat » fraîchement établi pourrait résister aux pressions militaires de puissances mondiales, les stratèges de l’EI semblaient avoir fixé des ultimes objectifs à atteindre avant qu’ils ne soient obligés à disparaître, au moins physiquement, d’un champ de bataille qui deviendrait probablement très dangereux pour eux. Tout d’abord, il s’agissait d’attirer les grandes puissances mondiales, ou les « croisés », comme ils les désignent, ainsi que celles régionales, et les pousser à intervenir militairement dans cette zone stratégique.
Ce faisant, l’EI espérait déclencher un affrontement entre elles. Par ailleurs, l’EI cherchait à provoquer un affrontement entre les puissances régionales en jouant sur la fracture, déjà présente depuis la chute du régime baassiste en Iraq, entre sunnites et chiites. Pour lui, les premiers ne suivent pas la vraie religion, tandis que les derniers sont considérés hors de l’islam. Le fait que les adeptes de l’EI se soient attaqués aux lieux de culte chiites en Arabie saoudite et au Koweït démontre que l’objectif était non seulement de semer des troubles internes dans ces pays, mais aussi de provoquer l’Iran qui se dit défenseur des minorités chiites, s’inscrivant dans la croissance chiite voulue par le régime révolutionnaire de Téhéran. En outre, comme ce fut le cas pour Al-Qaëda, l’EI a envisagé dès le départ la guerre avec les « croisés ». Toutefois, il oeuvrait à déclencher cette guerre de l’intérieur en s’appuyant sur deux éléments : d’une part, les combattants qui retourneraient dans leurs pays d’origine après avoir participé aux combats en Iraq et en Syrie et ayant acquis une formation militaire de premier ordre.
D’autre part, il comptait sur les « cellules dormantes », l’inquiétant réseau de Daech implanté en Europe, ou encore les « loups solitaires » qui ont été affectés par ses campagnes médiatiques et discours fustigeant l’Occident et dénonçant ses politiques et pratiques tant sur le plan économique que social. Ce faisant, il cherchait à provoquer non seulement l’instabilité, mais aussi un éventuel affrontement entre les chrétiens et les communautés islamiques existant sur le vieux continent. Le fait de commettre des attentats sur le sol européen au nom de l’islam ne pourraitil pas pousser les chrétiens à s’en prendre aux musulmans soupçonnés, d’ores et déjà, d’être des « assassins éventuels » ?
Comme c’était le cas lors de l’assassinat d’un prêtre copte dans le Sinaï, revendiqué par la branche de l’EI qui s’y est implanté, celui du père Jacques Hamal à Saint- Etienne-du-Rouvray, égorgé par deux hommes se revendiquant de l’EI, avait pour but d’envenimer et de déclencher la haine ainsi que d’accélérer le processus qui pourrait déboucher sur une « guerre civile ». En dépit de signes de solidarité nationale affichée en France face à ce drame, force est de constater que les soupçons et la méfiance envers les musulmans sont de plus en plus présents. Or, un éventuel démarrage d’une telle guerre ne pourrait-il pas constituer le début d’une « victoire » de l’EI, puisque les communautés musulmanes vont finir par perdre leur croyance à la politique d’intégration annoncée par l’Occident à leur égard ? Dans ce contexte, ils pourraient, selon les stratèges de l’EI, se retourner vers la seule puissance, que l’on croirait capable de les défendre.
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