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Les lions de Qasr Al-Nil

Lundi, 01 août 2016

J’ai appris avec grand plaisir que le gouvernorat du Caire avait enfin réalisé la valeur de certains monuments de notre capitale, jadis resplendissante, et qu’il avait décidé de leur accorder l’intérêt qui leur revient de par notre histoire ancienne ou contemporaine.

J’ai lu que le gouvernorat avait demandé au ministère des Antiquités d’inscrire les lions du pont Qasr Al-Nil sur la liste des monuments contemporains. Au fil des années, ces lions étaient devenus l’un des principaux monuments de la ville du Caire, ainsi que les témoins des plus importants événements qui ont marqué notre histoire contemporaine. Raison pour laquelle nous devons préserver ces lions exactement comme Paris préserve la Tour Eiffel et Londres Big Ben.

Les quatre lions qui se dressent somptueusement aux extrémités du pont ont été fort maltraités pendant les manifestations de la révolution du 25 janvier 2011 qui sont parties de la place Tahrir pour se répandre dans toutes les zones alentour. Par la suite, durant le pouvoir fait de haine des Frères musulmans, la vie de ces lions et des autres statues anciennes ou contemporaines a été mise en péril. En effet, ces derniers avaient déclaré que toutes les statues étaient des idoles qu’il convient de détruire. Certains ont même réclamé de détruire certaines statues et de couvrir les autres pour que les gens ne les adorent pas.

L’histoire des lions de Qasr Al-Nil remonte à la fin du XIXe siècle. Ils ont été réalisés par le célèbre sculpteur français Henri-Alfred Jacquemart (1824-1896) à la demande du khédive Ismaïl. Jacquemart a également réalisé la statue du colonel Joseph Sève auquel Mohamad Ali avait confié la mission de construire l’armée égyptienne contemporaine. Celui-ci s’était alors installé en Egypte dont il est tombé amoureux et s’était converti à l’islam prenant le nom de Soliman pacha Al-Faransawi. Son nom avait été donné à l’une des plus importantes rues du centre-ville ainsi qu’à la place vers laquelle elle mène. Puis leur nom a changé pour devenir la rue et la place Talaat Harb, et la statue de Soliman pacha a été transférée au musée militaire.

Le lien de Soliman pacha avec l’histoire contemporaine de l’Egypte ne se limite pas au fait qu’il est le fondateur de l’armée égyptienne. En effet, sa fille a épousé Mohamad Chérif pacha, père de la Constitution égyptienne et premier ministre égyptien. Ce mariage a donné naissance à une fille que le père a nommée Tawfiqiya, en hommage au khédive Tawfiq qui avait accédé au pouvoir après son père le khédive Ismaïl. Tawfiqiya a épousé Abdel-Réhim pacha Sabri, devenu ensuite ministre de l’Agriculture, et a donné naissance à la reine Nazli, la mère du dernier roi d’Egyte, le roi Farouq.

Jacquemart a également réalisé la statue de Laz-Oglou, qui se trouve actuellement sur la place qui porte son nom, au centre-ville du Caire. L’histoire de cette statue est assez amusante. Mohamad bey Laz-Oglou, dont le nom turc est devenu Lazoughli en arabe, était l’un des dirigeants de l’armée égyptienne, ainsi que le président des bureaux administratifs, qui correspond actuellement au poste de premier ministre. Lorsque le khédive Ismaïl a confié à Jacquemart la mission de réaliser des statues pour Mohamad Ali pacha, Soliman pacha et Laz-Oglou bey, ce dernier est décédé ne laissant aucune peinture de sa personne. Jacquemart s’est alors retrouvé incapable d’accomplir sa mission jusqu’à ce que certaines personnes connaissant personnellement Laz-Oglou découvrent par pur hasard un vieux vendeur d’eau dans le quartier de Khan Al-Khalili qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Ils l’ont alors vêtu du costume du défunt et l’ont présenté à Jacquemart qui a confectionné sa statue en se basant sur ce simple vendeur d’eau qui n’aurait jamais rêvé que l’un des plus grands sculpteurs de France lui réalise une statue.

Les lions de Qasr Al-Nil avaient initialement été réalisés pour être placés à l’entrée du jardin zoologique de Guiza. Mais lorsque les quatre lions sont arrivés au Caire en provenance de France, le khédive Ismaïl avait été renversé pour être remplacé par son fils, le khédive Tawfiq. A cette époque, le pont du khédive Ismaïl, comme on l’appelait alors, subissait des travaux de rénovation et d’embellissement. Tawfiq a alors estimé que le pont devait acquérir un aspect somptueux digne du nom de son père. C’est ainsi que deux lions ont été placés à chaque extrémité. A l’inauguration du jardin zoologique en 1891, les lions ont été remplacés par des gravures illustrant les différents animaux de la jungle.

Les lions de Qasr Al-Nil ont préservé leur splendeur et leur majesté depuis qu’ils occupent leur place dès la fin du XXIe siècle. Mais lorsque la révolution s’est déclenchée sur la place Tahrir le 25 janvier 2011, de jeunes hommes ont pris d’assaut ces lions y plaçant des drapeaux, y collant des autocollants et y gravant leurs noms. Bref, leur destin ne différa pas beaucoup de celui des lions vivants du zoo qui ont souffert des offenses du public et de la négligence de l’administration du jardin. Si les lions de Qasr Al-Nil n’avaient pas été en bronze, ils auraient péri exactement comme les vrais animaux du zoo de Guiza.

J’espère que le gouvernorat du Caire s’empressera de remettre les statues au ministère concerné par la préservation de notre patrimoine. J’espère qu’un gardien vêtu d’un costume officiel sera placé à côté de chaque statue afin de conférer au paysage davantage de somptuosité et de splendeur. C’est ainsi que les passants réaliseront qu’ils se trouvent face à un monument important qu’il convient de préserver et de respecter. J’aimerais également que les lampadaires placés tout au long du pont soient réparés et non remplacés par d’autres modernes. Ces lampadaires sont de l’art déco similaire aux piédestaux des statues. Alors mieux vaut ne pas y porter atteinte. Je suis parfaitement convaincu que les citoyens seront satisfaits du résultat et qu’ils contribueront à la préservation du pont de Qasr Al-Nil et des lions qui se dressent avec grandeur à ses extrémités, le protégeant depuis plus d’un siècle.

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