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Deux fleuves, un délire

Dalia Abdel-Salam, Mardi, 31 décembre 2013

Relier le Nil au fleuve Congo ? C'est le projet d'un architecte qui espère ainsi faire de l'Egypte un pays fertile. L'idée séduit les médias alors que tous les spécialistes affirment qu'elle n'est que pure fantaisie. Décryptage.

Nil

Le projet présenté par l’ar­chitecte Ibrahim Al-Fayoumi semble davantage relever du délire que d’une étude. Il propose, sans toutefois apporter de solutions concrètes, de relier le fleuve Congo au Nil. 100 milliards de m3 pour­raient ainsi s’ajouter au débit du plus long fleuve d’Afrique.

Si le projet agite les médias, les spécialistes se montrent plus cri­tiques, rejetant en bloc la faisabilité d’une telle connexion entre les deux fleuves pour des raisons à la fois politiques, économiques et environ­nementales.

« Prendre 100 milliards de m3 d’eau du fleuve Congo pour les ver­ser dans le Nil Blanc, qui ne peut supporter qu’un débit de 12 milliards de m3 par an, est pour moi comme faire passer un éléphant par le trou d’une aiguille ! », lance, moqueur, Maghawri Chéhata, professeur d’hy­drogéologie à l’Université de Ménoufiya et président de la société arabe de l’eau.

Même si une solution était trouvée, « le fleuve Congo traverse 9 pays peu susceptibles de vouloir donner leur eau à l’Egypte. Par ailleurs, du point de vue hydrologique, la connexion entre les deux fleuves passe par des reliefs escarpés, ce qui nécessiterait des stations de pompage géantes fonc­tionnant avec des quantités énormes d’électricité », poursuit le professeur d’hydrogéologie. Pour arri­ver jusqu’au Nil, l’eau devrait passer par les marais du Sudd au Soudan du Sud où l’évaporation fait déjà perdre une grande quantité d’eau.

« Pour récupérer l’eau venant du Congo, il serait nécessaire donc de creuser un canal parallèle au Nil sur une longueur de 2 000 km. Mais comment creuser un tel canal alors que l’on n’a pas réussi à terminer le canal de Jonglei, d’une longueur de 360 km, à cause de la guerre civile ? », se demande encore Maghawri Chéhata.

Même incompréhension pour Moustapha Soliman, professeur d’irrigation et d’hydrologie à l’Uni­versité de Aïn-Chams. Au-delà des défis techniques, il estime que la situation politique est loin de per­mettre les seules prémices d’une telle coopération. « Les territoires du Congo et du Soudan du Sud sont instables politiquement. Qu’est-ce qui arrivera si l’un des pays décide un jour de revenir sur sa décision ? La seconde guerre civile soudanaise a stoppé les travaux du canal de Jonglei au Soudan du Sud qui devait éviter au Nil Blanc de passer par les marais du Sudd où se produit une forte évaporation. Même si un tel projet voyait le jour, il se heurterait à un chaos politique sur la coopéra­tion internationale qu’il nécessite », ajoute le professeur Soliman, lui aussi plus que sceptique.

Aberrations

Autre aberration du projet : il permettrait, selon Al-Fayoumi, de cultiver plus de 80 millions de fed­dans et d’assurer à l’Egypte, au Soudan et au Congo une production électrique couvrant 1/3 des besoins du continent noir. « Ces informa­tions sont illogiques ! Il faut 10 millions de m3 d’eau pour irriguer un million de feddans. Donc pour cultiver 80 millions de feddans, on aurait besoin de 800 milliards de m3 d’eau, pas de 100 milliards », rigole Abbas Al-Charaqi, profes­seur en ressources hydriques à l’Université du Caire.

Même illogisme pour l’électricité, comme l’assure Tareq Charaf, pro­fesseur en centrales électriques à l’Université du Caire. « Je n’ai pas vu les études du projet, mais je devine que pour pomper 100 mil­liards de m3 d’eau sur un dénivelé de 200 m, on aurait besoin d’une quantité si énorme d’électricité, que tout ce qui serait produit par ce nouveau fleuve serait absorbé par le pompage ! », dit-il. Pour Alaa Yassine, professeur d’hydraulique à l’Université d’Alexandrie, « dans l’ingénierie, rien n’est impossible, c’est la base. Mais, pour ce projet, c’est différent. Si on laisse de côté les obstacles relatifs au transfert de l’eau d’un fleuve vers un autre, on s’aperçoit que le coût d’un tel projet dépasse les moyens financiers de la plupart des pays ».

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Il est plus économiquement fiable de continuer à creuser le canal de Jonglei pour rassurer une quantité d'eau supplémentaire qui s'élève à 10 milliards de m3. L'explosion a été provoquée par la détonation de 500 kgs d'explosifs.

Il donne l’exemple de Tochka, dont la station de pom­page est la plus grande au monde. « A travers 21 pompes, on est arrivé à pomper 5 mil­liards de m3 d’eau sur un déni­velé de 50 mètres. Il y a plus de 10 ans, ce projet a coûté 1 mil­liard de L.E. Imaginez donc le coût nécessaire pour pomper 100 milliards de m3 d’eau sur un dénivelé de 200 m ! ».

En plus, les deux fleuves sont séparés par une imposante montagne, nécessitant le perce­ment d’un tunnel. Abbas Al-Charaqi explique que les techniques actuelles ne permet­tent que de faire passer 3 à 4 milliards de m3, car le conduit est limité à 6 m de diamètre. Il estime impossible de construire un tunnel d’une capacité de transfert de 100 milliards de m3 par an.

Pas un spécialiste estime qu’un tel projet est sérieux. Et même s’il s’avérait faisable, son coût serait tel qu’il dépas­serait de très loin une produc­tion équivalente à travers le dessalement d’eau de mer, comme l’affirme Waël Rouchdi Soliman, expert en hydrologie auprès de la Banque africaine pour le développement.

Pour l’heure, l’idée d’Al-Fayoumi a tout l’air d’une uto­pie. Malgré cela, nombreux sont ceux qui continuent à tom­ber dans le piège ….

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