Dès que l’on pénètre le village Al-Our situé au gouvernorat de Minya en Haute-Egypte, on a l’impression qu’il est désert. Les quelques commerces et cafés du village ont baissé rideau en signe de deuil, et l’ambiance est macabre. Au loin, on peut entendre des pleurs et des gémissements qui fusent des habitations, à côté desquelles sont garées des ambulances. Elles sont là pour porter assistance aux femmes qui ne cessent de perdre connaissance. Chemin faisant, des femmes lancent des cris stridents qui portent écho. Arrivés au domicile mortuaire, leurs cris deviennent plus aigus, suivis par les hurlements des proches. Les larmes précèdent les paroles, exprimant ce sentiment de douleur des familles qui viennent d’apprendre la mort de leurs enfants par décapitation en Libye. Un choc difficile à contenir.

(Photo: Magdi Abdel-Sayed)
« Il a été fauché à la fleur de l’âge. Mon fils est parti en Libye il y a 40 jours, après avoir fini son service militaire. Il voulait gagner de l’argent et se préparer pour le mariage », lance en sanglotant la mère de Kirollos Bochra, mort à 22 ans. Et d’ajouter: « Il est parti au ciel, il va avoir cette chance de rencontrer le Christ ». Les manifestations de douleur prennent une dimension plus lugubre lorsqu’une femme évoque la vidéo inhumaine diffusée, le 15 février, par les extrémistes islamistes montrant la décapitation de 21 chrétiens en Libye. Toujours sous le choc, les mères et les veuves pleurent avec amertume en tenant à la main les photos de leurs martyrs et en sanglotant « Wy Habouni ! », une phrase typiquement saïdie, qui signifie: quelle catastrophe! Ces femmes ne savent plus qui pleurer : le mari, le fils ou le neveu, car 14 des 21 personnes décapitées sont originaires d’Al-Our. Certaines ont du mal à accepter cette réalité et continuent à croire que leurs fils est encore en vie. Tandis que d’autres se sont résignées à l’idée de la mort de leurs enfants ou maris. « Qu’ils nous rendent juste son corps pour que nous puissions l’enterrer dignement », lance la mère de Tawadros Youssef. Soudain, elle s’évanouit et ses proches tentent de la réveiller, de la réconforter. Quant aux hommes, on peut lire sur leur visage ce sentiment d’amertume. Vêtus en djellaba et turban, ils semblent résister au choc et se sont rassemblés plutôt à l’église pour recevoir les condoléances. Béchir a perdu ses deux frères. « Je ne réalise pas que je ne vais plus les revoir. C’est parce qu’ils étaient chrétiens qu’ils ont été tués ».

Les habitants du village, musulmans et chrétiens, se sont rassemblés à l'église pour présenter leurs condoléances.
(Photo: Magdi Abdel-Sayed)
Malgré la douleur, plusieurs éprouvent une certaine fierté, comme l’exprime Chénouda, qui a perdu son frère et son cousin. « Mon frère Luc (27 ans) ne verra jamais sa fille, née alors qu’il était en Libye. Le cap de la douleur est difficile à passer, mais je suis sûr que Luc et mon cousin Essam ont invoqué le nom de Jésus avant d’être exécutés. Ils n’ont pas renié le nom de leur Seigneur et Sauveur face à la mort. Ils ont gardé la foi jusqu’à l’ultime moment. Nous sommes fiers d’eux », dit-il. Le père Maqar Issa, prêtre de la chapelle du village, a même déclaré: « Notre seule consolation est que nos vingt et un martyrs sont au ciel avec le Seigneur, ils ont été martyrisés alors qu’ils scandaient le nom de Jésus-Christ. Ils sont martyrs de la Croix, de la nation et du gagne-pain. Nous présentons nos condoléances à leurs familles et leurs proches ».
Youssef a perdu deux cousins et deux frères dans ce massacre. Le coeur meurtri, il n’arrive pas à apaiser sa colère et confie qu’il n’accepterait de condoléances avant de venger le sang de ses proches. « On demande au président Abdel-Fattah Al-Sissi de nous rappeler de nouveau en tant que volontaires dans l’armée, et de nous envoyer là-bas, afin que nous puissions venger le sang de nos morts », souhaite Youssef.
Tout a commencé lorsque vingt et un chrétiens (dont 20 Egyptiens) ont été enlevés à Syrte, ville passée sous contrôle de la branche libyenne de l’organisation terroriste Daech (Etat islamique). Dans un communiqué, ce groupe armé a revendiqué ces rapts. Une persécution de plus pour les coptes d’Egypte, qui ont quitté en masse leur village natal pour se rendre en Libye et aller travailler dans le domaine de la construction ou l’artisanat, afin de pouvoir aider leurs familles pauvres. Tous cousins, ils avaient été capturés en deux fois le 29 décembre 2014 et le 3 janvier 2015, et détenus au vu de leur religion mentionnée sur leur carte d’identité. « Le téléphone de mon fils sonnait dans le vide depuis plusieurs jours, puis quelqu’un a fini par décrocher, c’était l’un de ses collègues », relate le père d’Abanoub Ayad, l’une des victimes. Au bout du fil, on lui apprend qu’une douzaine de personnes, dont son fils, ont été enlevées. Les témoins sur place racontent qu’un groupe d’une quinzaine d’hommes masqués a fait irruption vers 4h du matin dans un immeuble à la ville de Syrte, situé à 450 km à l’est de Tripoli. D’après l’histoire parvenue par leurs colocataires musulmans, les kidnappeurs avaient une liste des noms et prénoms des chrétiens présents dans le bâtiment. Après avoir vérifié les papiers d’identité, ils ont écarté les musulmans et ont emmené les autres.

Le martyr Tawadros Youssef avec sa famille.
(Photo: Magdi Abdel-Sayed)
L’Eldorado libyen
Les conditions de vie précaires, le chômage et le manque de services ont poussé des dizaines de milliers d’habitants des gouvernorats du Saïd à quitter leurs villages, pour aller travailler en Libye. La pauvreté n’est pas l’apanage d’Al-Our, même si ce petit village est l’un des plus touchés. Au niveau de la Haute-Egypte, le taux d’exode rural est estimé à 60% au cours des 20 dernières années, selon l’Organisme des comptes (CAPMAS). Autrement dit, cette émigration ne date pas d’aujourd’hui. Ouvriers, maçons, plombiers ou simples ouvriers partent pour gagner leur pain. Cela fait longtemps que ce système est devenu le mode de vie de ce village ainsi que d’autres. Il n'existe pas de recensement précis du nombre des Egyptiens travaillant aujourd'hui en Libye, mais il serait d'au moins 600000, selon des estimations non officielles.
« J’ai passé 5 ans à chercher du boulot, mais en vain, alors que je suis diplômé de l’Institut d’agronomie. Je croyais fuir la pauvreté et le chômage en partant pour la Libye en 2012, où j’ai exercé le métier de maçon », confie tristement Emad Guirguis, habitant du village Al-Our. L’atmosphère peu rassurante en Libye l’a amené à rentrer définitivement en Egypte. Il travaillait comme journalier et gagnait 25 dinars par jour, soit l’équivalent de 200 L.E. « J’arrivais à mettre de côté l’argent du loyer, du téléphone pour avoir des nouvelles de ma petite famille. J’envoyais les frais de scolarité de mes enfants, je payais mes dettes et subvenais à mes besoins », énumère-t-il. Mais loin de regretter cette manne, il remercie le Bon Dieu d’être revenu sain et sauf de Libye. Guirguis n’est pas le seul à avoir cherché l’Eldorado en Libye. Bichoy, ouvrier de 30 ans, raconte à son tour sa mésaventure. « Je n’arrive toujours pas à croire que j’ai pu fuir cet enfer. Des Libyens nous faisaient descendre de nos voitures sous prétexte de vérifier nos passeports, et quand ils voyaient la croix tatouée sur nos poignets, ils nous frappaient et volaient notre argent », raconte-t-il. Lui, il s’était rendu à Tripoli il y a cinq mois pour chercher du travail. « Pendant plusieurs jours, nous étions entassés à la frontière sous un soleil ardent sans nourriture ni eau. Et lorsque nous nous sommes révoltés, on nous a frappés et humiliés, ils nous ont tiré dessus à balles réelles et beaucoup ont été blessés », raconte Bichoy. « Dans ce pays où des dizaines de milices armées font la loi, les Egyptiens sont maltraités, et en particulier les coptes », note-t-il.
« Depuis le renversement de l’ancien président Muammar Kadhafi en 2011, les coptes sont devenus une cible de prédilection », souligne Mina Thabet, chercheur et fondateur du mouvement intitulé « Les jeunes de Maspero », qui défend les droits des chrétiens. « En août dernier, on a recensé au moins 24 enlèvements d’Egyptiens coptes travaillant en Libye et environ 20 meurtres depuis fin 2012, outre les récentes exécutions », affirme-t-il. « Là-bas, on estime que les Egyptiens qui se sont révoltés contre le régime des Frères musulmans sont impliqués en Libye contre les milices islamistes », explique Khaled Hanafi, du Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. En effet, selon la propagande des Frères musulmans, les coptes auraient été un facteur décisif dans le renversement de leur régime.

(Photo: Magdi Abdel-Sayed)
« Oui je serais prêt à partir en Libye »
Parmi les proches des victimes, certains pensent que les autorités égyptiennes auraient pu les sauver. « On a rencontré des responsables au ministère des Affaires étrangères qui nous ont promis que le problème serait réglé. On a même organisé un sit-in devant le siège du ministère et devant le syndicat des Journalistes. 50 jours se sont écoulés depuis le kidnapping et rien n’a été fait », s’indigne Issa Youssef, dont le frère Tawadros a été exécuté.
D’autres se montrent plutôt satisfaits de la riposte de l’armée égyptienne quelques heures après l’annonce des décapitations. D’après un communiqué des forces armées, l’armée de l’air égyptienne a bombardé des lieux d’entraînement et des dépôts d’armes de Daech en Libye, tuant une cinquantaine de djihadistes. « Le président a vengé le sang de nos enfants et nous a rétabli l’honneur », lancent des villageois.
L’Egypte a décrété un deuil national d’une semaine. Le gouvernement a annoncé que les familles des victimes recevraient chacune une somme de 100000 L.E. en plus d’une assurance santé.
Suite à l’interdiction officielle aux Egyptiens de se rendre en Libye, les habitants d’Al-Our, comme beaucoup d’autres Egyptiens dans la même situation précaire, se trouvent face à un choix difficile: Rester dans leur village natal ou trouver un moyen pour s’offrir une entrée illégale en Libye ?
A la question de savoir s’ils aimeraient partir même après ces incidents dramatiques, plusieurs coptes ont répondu par un « Oui » ferme. « Je gagne à peine 10 L.E. par jour, ceci ne suffit pas pour acheter un paquet de cigarettes ou boire un verre de thé. D’ailleurs, tous les jours, il y a des jeunes qui meurent. Et peu importe la manière: je peux mourir dans une manifestation, dans une bousculade pour obtenir une galette de pain, une bonbonne de gaz ou même un ticket pour un match de foot. On peut mourir n’importe où ! », se résigne Samir, 22 ans, diplômé de commerce.
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