« Cela fait des années qu’on veut créer un rucher à Oum Chelbaya ! », lance Aymane, un jeune du village, avec fierté. Perdu entre Louqsor et Assouan, le village d’Oum Chelbaya vit paisiblement au rythme des saisons. Seule l’agriculture lui offre quelques revenus. Hibiscus, canne à sucre, manguiers et citronniers restent un bien maigre moyen de subsistance, gagné à la sueur des bras. Pas de tracteur, des méthodes d’irrigations sommaires et des terrains péniblement gagnés sur le désert : Oum Chelbaya ne roule pas sur l’or et les jeunes n’ont pas de travail.
Edfou, à une trentaine de kilomètres, n’offre guère plus d’opportunités. Principale ville de la région, Edfou n’attire que de rares touristes, venus pour la journée admirer son temple. D’ailleurs, aucun hôtel ne permet aux touristes de s’y attarder plus d’un jour.
« On est parti d’un constat simple. On s’est aperçu que les villageois ne trouvaient pas de miel à acheter. Soit il est très cher, soit il est mélangé avec de l’eau et du sucre. Et ici, le miel est connu pour soigner le mal de gorge, la toux et les brûlures d’estomac », poursuit Ayman, encore au chômage il y a un an.
L’idée a donc germé de créer un rucher. Les citronniers et le trèfle, cultivé pour nourrir les ânes, fourniraient le précieux nectar récolté par les abeilles. Mais sans ressources financières, le projet était destiné à rester au stade d’idée.
Pourtant, la chance leur a souri. « Notre bureau à Assouan soutient plusieurs initiatives. On a par exemple créé une ferme de production de courgettes, principalement gérée par des femmes. Cela assure un revenu complémentaire aux familles. Dernièrement, on a eu vent d’une ONG, près d’Edfou, très active auprès des jeunes. On les a rencontrés et ils nous ont parlé de leur projet de rucher », se souvient Dahlia Hassanein, de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). De cette rencontre, 70 ruches ont vu le jour, bientôt complétées par 60 ruches supplémentaires.
« Aujourd’hui, on est presque prêt à faire face à tous les problèmes qui peuvent arriver sur un rucher. Mais au début, ce n’était pas facile. Les anciens nous avaient bien donné quelques conseils, mais aucun de nous n’avait jamais vu de ruche. Et les abeilles, ça pique ! », rigole Amr, un des jeunes qui s’occupent du rucher. Amr est l’un de ceux qui ont développé une véritable passion pour les abeilles. Il y a un an encore, il n’y connaissait rien et se méfiait de « ces insectes qui piquent ». Aujourd’hui, il déplace les cadres à mains nues « parce qu’avec les gants, on peut écraser une abeille si on ne fait pas attention », dit-il très sérieusement.
Mais gérer un rucher ne s’invente pas. Les maladies sont nombreuses, les frelons causent des dégâts considérables, et le risque d’essaimage est toujours présent, surtout lorsque les cannes à sucre sont récoltées, début février. Un professeur d’apiculture de l’Université du Caire a donc été recruté pour parfaire la formation des jeunes. Il se rend à Edfou tous les deux à trois mois pour faire le point sur les difficultés rencontrées. « En ce moment, c’est la récolte des cannes à sucres. Il y a toujours un peu de sucre qui reste au sol que les abeilles viennent ramasser. Cela crée un surplus de nourriture et peut entraîner l’essaimage d’une ou de plusieurs ruches. L’essaimage arrive lorsqu’une partie de la colonie d’abeilles décide de partir car la ruche devient trop petite. On se retrouve donc avec une demi ruche, l’autre moitié partant dans la nature. Et moins d’abeilles signifie moins de miel », explique Yasser Yéhia, le professeur spécialisé en apiculture.
L’autre menace, c’est les frelons. « Ils mangent les abeilles. S’il n’y en a pas trop ça va, mais lorsqu’ils sont par centaines, ils peuvent décimer tout un rucher », prévient son assistant, lui aussi de la faculté d’agriculture de l’Université du Caire. Il ajoute: « On a fait des pièges simples: on prend une bouteille en plastique et on coupe le haut. Puis on remet cette partie à l’envers à l’intérieur de la bouteille. Les frelons entrent, attirés par l’odeur du sucre, mais ne savent pas ressortir », une méthode archaïque et peu coûteuse mais qui a fait ses preuves. Après quelques minutes, plusieurs frelons étaient déjà entrés dans les bouteilles et cherchaient, sans succès, à en sortir.
La pause et la naphtaline

(Photo: Marwan Hatem)
C’est l’heure de la pause. Malgré l’hiver, il fait chaud à Oum Chelbaya: 28°C. Deux heures passées à ouvrir une par une les 70 ruches que compte le rucher, avec un masque sur le visage pour éviter les piqûres, ont vite fait d’assoiffer les jeunes apiculteurs. A quelques dizaines de mètres des ruches, ils ont construit une petite maison pour stocker le matériel: ruches vides, cadres supplémentaires, cages à reines, enfumoirs, sacs de sucre… Tout le nécessaire est là, prêt à servir en cas de besoin. La cabane sert aussi à faire le thé, entre deux inspections du rucher.
« Il faut ouvrir toutes les ruches régulièrement. Si des cadres sont presque vides, il faut les mettre sur les bords. Si un cadre est complètement vide, sans abeille dessus et sans miel, il faut l’enlever. Cela veut dire que les abeilles ne l’aiment pas. On ne sait pas pourquoi mais, de temps en temps, elles n’aiment
pas un cadre. Il faut le remplacer par un autre. Il faut aussi surveiller la reine, voir si elle est en bonne santé. Dans les grands ruchers professionnels, on marque la reine avec une couleur. Chaque couleur correspond à une année. Ainsi, on sait quel âge a la reine, et quand elle dépasse les quatre ans, on la tue pour que les abeilles en élève une nouvelle. Les vieilles reines pondent moins que les jeunes et donc la ruche comporte moins d’abeilles », explique Yasser Yéhia devant les jeunes apiculteurs. Eux aussi voudraient marquer leurs reines, mais le professeur préfère attendre encore un peu avant de leur enseigner cette pratique délicate. Car l’heure est à la vigilance, avec l’approche de la récolte des cannes à sucre.
Tout d’un coup, lors de la pause, un problème survient. Les cadres vides entreposés dans la cabane ne sont pas protégés par des boules de naphtaline, celle-là même qu’on met dans les placards pour protéger les vêtements des mites. Comme les vêtements, les mites aiment la cire d’abeille. Si elles vont sur les cadres, c’est plusieurs milliers de L.E. de matériel qui seront perdus. C’est l’urgence. Le professeur envoie un jeune au village avec son toc-toc acheter de la naphtaline. Mais à Oum Chelbaya, il n’y a qu’une petite pharmacie et elle n’a pas de naphtaline. Il faudra aller à Edfou en chercher: une heure de route aller-retour.
« Personne ne nous avait jamais dit qu’il fallait mettre de la naphtaline », s’excuse Aymane, qui comprend avoir frôlé la catastrophe. Mais tous s’accordent sur un point: apiculteur est un métier qui ne s’apprend pas du jour au lendemain.
4 000 ans de traditions

Les 70 ruches sont inspectées au moins
une fois par semaine.
(Photo: Marwan Hatem)
Sur les bords du Nil, le miel est récolté depuis plus de 4000 ans. On en retrouve les traces sur un certain nombre de fresques pharaoniques: abeilles, pots en terre cuite pour le stockage, cire… Les Anciens Egyptiens utilisaient le précieux produit pour cuisiner, mais aussi comme cosmétique dans les onguents pour la peau.
« On ne sait pas très bien si les abeilles étaient domestiquées au temps des pharaons. Il est possible qu’il s’agisse de miel sauvage récolté lorsque quelqu’un trouvait un essaim dans la nature. Mais ce qui est sûr c’est que le miel était très apprécié par les Anciens Egyptiens. Il existait aussi toute une mythologie autour de l’abeille et du miel », précise Amin Al-Azaoui, guide touristique au temple d’Edfou. Si la date exacte de l’apparition de l’apiculture en Egypte reste incertaine, elle se compte avec certitude en milliers d’années.
« A l’époque, mon grand-père avait toujours du miel chez lui, raconte Adham, directeur de l’ONG qui supervise le rucher. Et puis, on ne sait pourquoi, la tradition s’est arrêtée. Plus personne ne faisait de miel dans la région d’Edfou. Ce projet a aussi permis de sauvegarder un savoir-faire ancestral tout en créant des emplois pour les jeunes. L’année dernière, c’est-à-dire la première année, on a récolté trois fois 150 kg. A 60 L.E. le kilo ça fait environ 30000 L.E. Et on a déjà tout vendu ! C’est pour cela que l’on veut doubler le nombre de ruches: notre miel a du succès! ».
L’OIT, qui a notamment financé le matériel et les 70 premières ruches, est aussi de cet avis. « L’expérience est un succès. On va essayer de trouver un budget pour acheter 60 ruches supplémentaires. On a aussi fourni une assistance technique en organisant des stages sur le marketing du miel. Notre rôle est d’aider au départ, puis de laisser l’initiative voler de ses propres ailes », explique Sara Aboul-Magd, coordinatrice des projets à l’OIT.
Et le succès est tel que l’OIT envisage désormais de financer des projets similaires pour installer des ruchers dans la région de Chalatine, tout au sud de l’Egypte. Mais la chaleur des mois d’été ne facilite pas l’apiculture. Lorsqu’il fait trop chaud, les abeilles sont moins actives. Elles doivent ventiler la ruche et consomment ainsi toute leur énergie, normalement allouée à collecter le nectar des fleurs.
Mais à tout problème ses solutions. « Dans certains pays, ils mettent les ruches dans les maisons à cause du froid. Les abeilles sont libres d’entrer et de sortir par des ouvertures spécialement conçues, mais les ruches sont à l’abri du froid, du vent et de la neige. J’ai écrit une étude sur la possibilité de répliquer ce système pour les pays chauds. Il faut construire un bâtiment de style nubien, bien ventilé et avec des murs épais et un toit en dôme, mettre à l’intérieur des ventilateurs et des vaporisateurs d’eau et y installer les ruches. C’est un peu plus cher mais le rendement est aussi meilleur », assure Yasser Yéhia, de l’Université du Caire. Une telle expérience est aujourd’hui envisagée avant de la répliquer en cas de succès.
Mais, pour l’heure, sur les bords du Nil, dans la nature resplendissante qui entoure le rucher, les jeunes apiculteurs semblent avoir trouvé leur voie. « Ici, il n’y a pas de travail. Sans les abeilles, je serais au chômage. Je leur dois beaucoup. Car si je travaille pour elles, elles travaillent aussi pour moi. C’est elles qui font le miel, pas nous ! », dit Amr avec poésie. Il ajoute fièrement: « Le miel d’Oum Chelbaya est le plus pur de toute la vallée du Nil. On n’y ajoute rien et c’est pour cela que les gens l’achètent » .
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