« Nous voulions inscrire nos noms dans l’Histoire et sur la liste des bâtisseurs de cet immense barrage terminé en 1970, comme ceux qui ont bâti les Pyramides. Le projet du Haut-Barrage a été le fruit des efforts de toute une génération. Malgré les divergences de culte, d’origine et de classe sociale, on a tous mené la même vie à Assouan durant la période glorieuse des années 1960. Ce projet national titanesque a suscité l’engouement de la jeunesse », se remémore Moawad Ibrahim, technicien qui a suivi de près les différentes étapes de sa construction.
Il a 70 ans. Ses yeux pétillent de joie à l’évocation de cette époque ancrée dans son esprit. Il en énumère les détails les plus minutieux. Il se rappelle les noms des maîtres de cette oeuvre, les ingénieurs, les techniciens qui ont participé à sa construction. Son visage brille de fierté quand il en explique le système de fonctionnement. Il décrit le bruit d’une déflagration provoquée par la dynamite ou le son du déferlement de l’eau dans le canal. Un décor, un son et un mouvement... C’est dans cette ambiance qu’il a entamé sa carrière. Il considère les cinq années passées sur ce chantier comme les plus beaux jours de sa jeunesse.
Ses études techniques terminées, le jeune homme de 20 ans, natif de Béni-Soueif, fait ses bagages et décide de se lancer dans cette aventure. « La première phase du projet a entraîné la mort de 360 ouvriers lors du changement de l’une des trois équipes de travail. Le désir de participer à la construction de ce barrage— le plus important du XXe siècle— a été plus fort que tout. Malgré le refus de mes parents, j’ai pris la décision de partir. Une fois à Assouan, je les ai informés de mon départ », ajoute Moawad, qui a d’abord passé un stage de trois mois avant de commencer le travail sur le terrain.
C’est au siège de l’Association des constructeurs du Haut-Barrage, à Madinet Nasr, près du Caire, que Moawad retrouve ses anciens collègues qui partagent avec lui ses souvenirs. Créée en 1985, l’Association, qui compte environ 1065 membres au Caire et 2400 à Assouan, déploie d’immenses efforts pour rassembler les documents concernant l’histoire de ce projet, les noms de tout le personnel et ceux des trois organismes qui ont contribué à l’exécution de l’oeuvre: le ministère du Haut-Barrage, la Société des entrepreneurs arabes (Al-Moqaoloun Al-Arab) et la Société de l’Egypte pour le ciment. Cette association sert également de lieu de rencontre pour les personnes qui ont participé à la construction de ce barrage.
« On fête ensemble deux occasions chaque année. La première, le 9 janvier, qui coïncide avec le début de la construction du barrage, et la seconde le 15 mai, qui coïncide avec la déviation du cours du Nil », explique Aziz Kamal, technicien de 68 ans, qui a quitté son village de Minya à l’âge de 20 ans.
Un rêve attendu
Les conditions politiques et sociales qui ont coïncidé avec la fondation du Haut-Barrage étaient particulières. D’après Dr Mohamad Afifi, chef du département d’histoire à la faculté de lettres de l’Université du Caire, Nasser a réussi à faire du projet du Haut-Barrage un rêve attendu par tous les Egyptiens. Il a créé tout un système de mobilisation sociale, unifiant le peuple, se servant des chansons patriotiques à la radio, et surtout des intellectuels qui étaient l’étendard de ses idées auprès du peuple. « Tous les chansons, films et documentaires qui étaient diffusés à l’époque mettaient l’accent sur l’importance de créer un projet national. Même les slogans scandés à cette époque ont réussi à unifier tout le peuple dans un même camp, soutenant l’exécution du projet, peu importe le prix à payer », dit-il. On pouvait entendre des slogans comme: « L’histoire n’est pas celle du Haut-Barrage, mais celle de ceux qui ont bâti le Haut-Barrage », des paroles restées gravées dans la mémoire collective.
Un esprit de mobilisation sociale qui voulait à tout prix effacer le triste souvenir de la défaite de 1967 face à Israël et tracer à l’horizon un nouveau rêve, voire une nouvelle victoire. « Après la défaite de 1967, l’Egypte avait besoin d’un nouveau souffle. C’était une course contre la montre pour achever le projet », se rappelle Kamal Hussein, ingénieur. « Le régime a donné beaucoup d’avantages à la classe moyenne après des années de monopole des riches. Ce sont les ouvriers de cette classe qui ont bâti le Haut-Barrage et étaient prêts à faire tous les sacrifices », poursuit-il.
Au siège de l’Association des bâtisseurs du Haut-Barrage, ces hommes, qui ont partagé le même rêve, et aujourd’hui les mêmes souvenirs, ont cette occasion de se rencontrer. Cette génération des années 1960, qui a contribué à la création du Haut-Barrage, se rappelle les années de labeur. « Le Haut-Barrage a façonné l’image d’une nouvelle Egypte, celle qui existe encore aujourd’hui », se rappelle Aziz. Pour lui, il s’agissait d’une véritable épopée, puisque le travail se faisait sans relâche, 24 heures sur 24. La culture du dur labeur avait atteint son apogée. Un pays du tiers-monde qui a fait face à la colonisation et qui est sorti triomphant dans sa bataille contre l’agression tripartite de 1956 pour imposer sa volonté. C’était la grande époque du mouvement des non-alignés. Nasser a alors profité de ce contexte international pour mettre en application son projet. Après la Deuxième Guerre mondiale, deux pôles politiques sont apparus: les Etats-Unis et l’URSS. Ceux-ci ont joué un rôle pour rassembler des alliés remplaçant les anciens qu’étaient la France et la Grande-Bretagne. Ce qui explique pourquoi Nasser s’est adressé aux Soviétiques pour demander de l’aide.
Environ 34 000 travailleurs ont participé à la construction du Haut-Barrage.
En effet, l’Egypte avait besoin de 400 millions de dollars pour lancer ce projet, après que le Fonds Monétaire International (FMI) eut refusé de le financer. La jeunesse égyptienne, pleine de défis et remplie d’idéalisme à cette époque, a aidé le pays à accomplir cet exploit en poursuivant les pas de l’inspirateur de la Révolution de 1952, Gamal Abdel-Nasser. « Le rêve est devenu une réalité. On a pu éclairer les bourgades les plus éloignées de l’Egypte grâce à l’énergie fournie par le Haut-Barrage. Il a aussi contribué à protéger le pays de la famine qui a frappé les pays du bassin du Nil dans les années 1970 et 1980. Les sentiments d’appartenance, d’amour et un esprit collectif ont été décisifs dans cette aventure, contrairement au projet du Canal de Suez, qui a été bâti quasiment par des travailleurs réduits à l’esclavage », poursuit Aziz, en affirmant que dans une équipe de travail, personne ne pouvait distinguer entre le chef et l’ouvrier, car tous formaient une entité qui oeuvrait pour atteindre ce seul but national.
« Cet élan de patriotisme a quasiment disparu. Aujourd’hui, des proches vivant à l’étranger font pression sur moi pour que je quitte l’Egypte, vu les avantages et les facilités octroyés aux coptes ailleurs. Pourtant, ce sont ces souvenirs qui me lient davantage à mes origines », confie Aziz.
Ambiance surannée
Une chanson mélodieuse s’élève de la radio dans les couloirs de l’Association. C’est la chanson de Abdel-Halim Hafez, Qessat chaab (histoire d’un peuple). Elle raconte l’histoire de la construction du Haut-Barrage. Une ambiance surannée règne et les photos accrochées aux murs rappellent cette époque. Une photo montre les logements qu’occupaient les travailleurs, une deuxième présente le travail réalisé sur le terrain, et sur une troisième, on voit le portrait d’un martyr mort lors des travaux. « Quand on est arrivé à Assouan, cette ville était sans aucune infrastructure. Le ministère du Haut-Barrage, qui comptait 34000 employés, avait construit des complexes pour les loger. Ces complexes, qui poussaient comme des champignons, ressemblaient à des colonies de vacances pour jeunes, sauf que les vacances n’étaient autorisées que tous les 50 jours. Parfois, il fallait attendre 6 mois. On ne contactait nos parents qu’une fois par semaine. Lorsque quelqu’un recevait une lettre, il sautait de joie », relate Kamal Hussein, en décrivant les conditions de vie commune ayant poussé ce nombre important d’ouvriers à se souder autour d’une oeuvre. « 15 personnes se partageaient le même logement. Le soir, après le travail, on se rassemblait au club Kima qui servait un repas subventionné à 10 piastres. On a passé des soirées inoubliables à écouter les chansons de la diva Oum Kalsoum. Des camions envoyés par le ministère de la Culture nous ramenaient les derniers films de Abdel-Halim Hafez, diffusés sur les murs des bâtiments. Le week-end, on se rendait sur la mer Rouge, à Louqsor ou à la piscine », énumère Sabri Al-Achmaoui, 73 ans, comptable et vice-président de l’Association des constructeurs du Haut-Barrage, qui assure que le gouvernement avait l’intention d’utiliser ce groupe de jeunes dynamiques et pleins d’enthousiasme plus tard, pour aller dans les quatre coins de l’Egypte, afin de lancer d’autres projets nationaux.
Des conditions de travail difficiles, sous une température de plus de 55 degrés, mais qui n’ont pas empêché ces ouvriers de braver tous les défis. Kamal Hussein se rappelle qu’il leur arrivait parfois de travailler 18 heures par jour. « Il fallait verser de l’eau sur les draps pour pouvoir dormir. Par temps de canicule, on changeait nos vêtements trois fois par jour tellement on transpirait. Pourtant, notre détermination n’a pas été ébranlée, car on était persuadé de participer à la construction d’un chef-d’oeuvre historique », assure Al-Achmaoui. Un avis partagé par Moawad Ibrahim, qui explique que le système de travail était très rigide. « Nous étions en mission, personne ne pouvait se désister. Le travail devait être fait à tout prix. Et si l’un de nous s’absentait, d’autres étaient là pour le remplacer », explique Moawad. Par ailleurs, les responsables du ministère étaient prévenants. « Ils déployaient de grands efforts et prêtaient l’oreille à nos doléances et besoins », assure Al-Achmaoui.
Autre scène, autre image. Les souvenirs de ces moments difficiles reviennent à l’esprit de Aziz. Il se rappelle le jour où son groupe de travail et lui étaient obligés de démonter un tracteur de 189 tonnes. « On venait juste de le monter. Mais les forces aériennes israéliennes venaient de bombarder Nag Hammadi. Donc, on devait dissimuler le tracteur dans l’eau, de peur qu’il ne soit la cible des missiles », avance Aziz. Après la défaite et avec l’inauguration de cette phase, on a vu un sourire se dessiner sur les lèvres de Nasser, comme le raconte Mahmoud, un autre ingénieur de 71 ans.
Mais cette génération qui s’est serrée les coudes pour construire le Haut-Barrage a compris qu’il y a parfois un prix à payer. « Les ingénieurs du projet du Haut-Barrage touchaient à l’époque environ 48 L.E., soit une fois et demie de plus que nos collègues travaillant sur d’autres projets. Après la défaite du 5 juin 1967, on a subi une baisse de 25%. Malgré les conditions difficiles qui ont suivi la défaite, on était prêt à se sacrifier pour le pays », dit-il.
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