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Documentaires : filmer et subir une dure réalité

Dina Darwich, Lundi, 12 mai 2014

La révolution du 25 janvier fut une merveilleuse source d'inspiration pour les réalisateurs de documentaires. Mais depuis le 30 juin, ces derniers sont confrontés à de multiples problèmes, dont une intolérance croissante des citoyens lorsqu'ils filment dans la rue.

Documentaires : filmer et subir une dure réalité
Malgré la créativité qui a suivi le 25 Janvier, cette production n'a jamais pu percer à cause des critères qui régulent ce marché.

Documentaires : filmer et subir une dure réalité

« L’idée de présenter un film documentaire qui raconte l’histoire d’une révolution est née le 28 janvier 2011, le jour du Vendredi de la colère. C’est cet événement tragique qui a donné un coup d’accélérateur à ce projet, sans préparatifs au préalable. Avec trois caméras, l’une servant à interviewer les manifestants et deux autres pour couvrir ce qui se passait place Tahrir, la mission n’a pas été facile. Pourtant, nous avons eu l’opportunité de recueillir des témoignages et de filmer en direct plusieurs scènes qui resteront à jamais gravées dans les mémoires », se rappelle Bassil Samir, réalisateur de films documentaires.

Ce jour-là, l’équipe avait rendez- vous avec un activiste. Soudain, une horde de chevaux et chameaux surgit et commence à se diriger vers la place Tahrir pour attaquer les manifestants. C’est ce que les médias ont appelé « la bataille des chameaux ». « Là, j’ai saisi ma caméra pour filmer la scène. Un tournage en direct qui m’a permis de capter des images rarissimes qui serviront de témoins de cette tragédie », poursuit Bassil Samir.

Bassil projette également de produire un documentaire en 10 épisodes qui parlera de la révolution de janvier, de ses événements et de ses héros, depuis le déclenchement des manifestations jusqu’aux actes de violence, en passant par le côté social et logistique de cette révolution, sans oublier le sens de l’humour des Egyptiens et les festivités qui ont suivi.

C’est précisément durant les révolutions et les périodes critiques que traverse un pays que les films documentaires prospèrent, pense Al-Baraa Achraf, propriétaire d’une société de production. Si le film a une marge de liberté qui lui permet de raconter une histoire puisant à la fois dans l’imagination et la réalité, pour le documentaire, le mensonge n’est pas permis. « Ces scènes tragiques qui se déroulent lors des révolutions stimulent la créativité des réalisateurs de documentaires. Celui qui capte l’image fait face à un véritable danger : sa caméra doit capter des scènes de rue qui peuvent mal tourner à tout moment », avance Al-Baraa qui a produit plus de 350 films et réalisé une trentaine d’autres.

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Le cinéma documentaire prospère pendant les révolutions.

Pourtant, c’est bien cette scène politique remplie de violence, d’affrontements, de dissension et de ferveur qui a permis à un film documentaire égyptien d’arriver en finale des Oscars. Al-Midan, de Jihane Nagui, a été choisi par l’Académie américaine des sciences et des arts cinématographiques pour les films documentaires parmi les 10 documentaires en compétition après avoir été classé comme meilleur documentaire en 2013 par la Ligue internationale des films documentaires.

Les auteurs de ces films documentaires puisent en effet largement leur inspiration dans les événements du 25 janvier. Malgré un regain de créativité, cette production n’a jamais pu percer à cause des critères qui régulent ce marché. « On ne trouve pas d’écran pour présenter nos documentaires. C’est le talk-show qui prime dans la plupart des chaînes satellites qui préfèrent ce genre d’émission pour traiter les problèmes quotidiens des citoyens, notamment pour des raisons de budget et de temps », regrette le producteur Ali Bélail.

Pourtant, selon les producteurs, ces films seraient capables d’atteindre un large public. Mais les chaînes préfèrent les talk-shows qui sont devenus une manière de présenter une cause ou de couvrir un dossier épineux et le public égyptien n’apprécie pas encore les documentaires, peut-être par manque d’habitude.

Pas de marché ?

« Les films documentaires utilisent des techniques sophistiquées et un langage qui n’est pas accessible à l’homme de la rue », estime Bassil Samir. « C’est la raison pour laquelle les chaînes satellites hésitent à produire ce genre d’oeuvres, souvent difficiles à commercialiser et qui peinent à couvrir les frais de production », ajoute-t-il.

Dans le bureau de production d’Ali Bélail, l’ambiance est électrique. C’est l’heure de choisir les candidats pour un nouveau projet. Une trentaine de CV s’entasse devant le producteur qui ne cesse d’interviewer des reporters. Sur 30 candidats, il lui arrive d’en choisir seulement 3 qui répondent aux critères imposés par l’équipe du film. « Trouver le personnel nécessaire pour produire un documentaire est un véritable dilemme. La plupart des journalistes qui nous aident dans ce boulot manquent de compétences, d’outils de travail et également de culture générale. D’une part, ceci est dû à la baisse du niveau de formation, d’autre part, ces journalistes n’ont pas eu assez d’expérience professionnelle au sein de leurs institutions, dont la plupart ne respectent pas les critères de cette profession », confie Bélail.

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Sur terrain, les défis pour les producteurs de documentaires sont nombreux.

Par ailleurs, les tendances politiques adoptées par certaines chaînes jouent récemment un rôle négatif par rapport à ces films. Rares sont les chaînes satellites qui accordent un espace à cet art. Sur la centaine de chaînes satellites, une seule offre un espace aux courts métrages à travers une émission de reportages filmés, classée entre le documentaire et le talk-show.

M. R. , un réalisateur qui tient à garder l’anonymat, partage cet avis. Il affirme : « Al-Jazeera Documentary est la seule chaîne au niveau régional qui produit ce genre d’oeuvres. Pour beaucoup de réalisateurs, cette chaîne est la bouée de sauvetage permettant à leurs documentaires de voir le jour. Mais, après le départ des Frères, le public a tourné le dos à cette chaîne, mettant tous les oeufs dans le même panier : Al-Jazeera News, Mubasher Masr ou Documentary. Les chaînes de sport ou de documentaires ont payé les frais. On a de plus en plus de mal à trouver les sources de financement nécessaire. Il faut environ 50 000 dollars pour produire un documentaire de qualité dont la durée atteint 50 minutes », explique ce réalisateur abattu qui tente de défendre cette chaîne estimant qu’elle n’a pas la même politique d’Al-Jazeera qui soutient les Frères musulmans, et ne doit donc pas en subir les consequences

« Je travaille depuis dix ans pour cette chaîne et personne n’a réussi à m’imposer sa vision. Je ne me sentais pas comme un fonctionnaire mais plutôt comme un créateur », explique-t-il.

Un terrain semé d’embûches

La liberté de se déplacer sur le terrain n’est jamais garantie. Lors de son tournage pour un documentaire sur les graffitis, Al-Baraa a été arrêté par la police. « Bien qu’on m’ait détenu pour quelques heures, ce n’est pas la pire des choses qu’on affronte sur terrain. Ce qui me met hors de moi, c’est lorsque les forces de sécurité effacent le contenu de la caméra. C’est catastrophique surtout quand on a un scoop », se lamente-t-il.

C’est ce même sort qu’a subi un autre metteur en scène qui tournait un documentaire sur les enfants de la rue. « On m’a arrêté alors que j’étais en plein tournage et on m’a accusé de déformer l’image de l’Egypte », dit-il.

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L'espace octroyé aux films documentaires est très limité en Egypte.

Et ce qui aggrave la situation, c’est que l’accès à l’information n’est pas seulement censuré dans la rue mais aussi par les institutions de l’Etat. « Pour chercher une information concernant la production du blé en Egypte ou n’importe quel autre chiffre officiel, on doit plonger dans les labyrinthes interminables des autorisations officielles. On se heurte au refus des responsables qui font tout pour ne pas nous donner les informations. Tout cela risque d’allonger la durée du tournage, ce qui signifie plus de frais à notre charge », explique Karim Al-Chennawi, un réalisateur de courts métrages.

Et depuis le 30 juin, les choses s’empirent. « D’habitude, les gens accueillaient les cameramen avec amabilité. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La rue boude les producteurs de documentaires, accusés souvent de nuire à l’image de l’Egypte. L’homme de la rue est de plus en plus intolérant et parfois se montre agressif », se plaint Bassem Mahmoud dont la caméra a été cassée par un passant, lors de son dernier tournage dans la rue.

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L’Association arabe des films documentaires,
au service d’un secteur méconnu

Pour la première fois, une association offre des espaces d’interaction entre les artistes qui travaillent dans le domaine des films documentaires. Portant le nom de l’Association arabe des films documentaires, elle a été créée en juillet dernier. L’objectif est de fournir une base d’informations, d’ouvrir de nouveaux horizons et de diffuser des oeuvres inconnues tout en améliorant les compétences des producteurs.

« L’autre objectif est de permettre à cette nouvelle génération d’artistes de se faire connaître grâce à l’organisation de festivals et d’événements pour les films documentaires afin de mieux faire connaître ce domaine », explique Assaad Taha, président de l’association.

Le faible nombre d’institutions et de fondations qui parrainent les films documentaires ne permet pas l’évolution de ces oeuvres dans le monde arabe. « Bien que les problèmes des acteurs du film documentaire soient les mêmes, aucune entité ne s’est chargée de les résoudre. Cette nouvelle association répond à un véritable besoin », affirme Chadi, un scénariste.

Documentaires : filmer et subir une dure réalité
L'espace octroyé aux films documentaires est très limité en Egypte.

Ce n’est pas la première fois que les producteurs de films documentaires tentent de créer une tribune pour s’exprimer. Forga (spectacle) est le premier magazine arabe et égyptien se concentrant sur cette industrie. « Notre objectif est d’étudier les raisons pour lesquelles le public américain et européen est intéressé par les films documentaires, ce qui n’est pas le cas dans le monde arabe », explique Al-Baraa Achraf, rédacteur en chef et éditeur de la publication. Le magazine tente aussi de mettre l’accent sur les obstacles rencontrés dans la rue : « A chaque fois qu’une équipe est en tournage, c’est un calvaire. La création d’une telle association permettra de nous protéger sur le terrain », poursuit-il.

L’Association arabe des films documentaires est présente sur Facebook. Une page permet aux professionnels qui travaillent sur terrain de communiquer entre eux et d’afficher les lieux et les horaires de projection des films documentaires.

La mémoire d’une nation

D’après une étude de l’historien du cinéma Abdel-Qader Al-Telmessani, le premier film documentaire égyptien a vu le jour en 1924. Ce film de huit minutes a été réalisé par Mohamad Bayoumi, pionnier du genre, et qui a été le témoin de l’ouverture de la tombe de Toutankhamon.

L’inauguration du zoo égyptien, qui occupait à l’époque une place importante au niveau des jardins zoologiques à travers le monde, a fait l’objet d’un deuxième documentaire réalisé par Mohamad Karim en 1927. Dès lors, les documentaires sont devenus la mémoire de la nation en relatant non seulement des moments historiques d’une grande importance mais aussi les traditions, la culture et le patrimoine populaire. C’est en 1936 que Mostapha Hassan a tourné son court métrage Pèlerinage à La Mecque filmant le cortège du Mahmal, qui transportait la toile qui couvre la Kaaba, en paradant dans les rues du Caire.

La vie sociale des Egyptiens dans les années 1940 a également inspiré les producteurs de documentaires. En 1940, Salah Abou-Seif a produit son documentaire intitulé Moyens de transport dans la ville d’Alexandrie. Mais au fil des ans, la plupart des réalisateurs de films documentaires ont préféré produire des films romantiques ou dramatiques.

Dans ce domaine, les historiens considèrent Saad Nadim comme étant le véritable fondateur de ce genre d’art. Ce dernier a produit environ 80 documentaires dont Chevaux arabes, et d’autres films à caractère politique, y compris L’Art égyptien contemporain, Un Conte de Nubie, Agression contre le monde arabe, Que le monde témoigne, Cortège de la victoire ...

Dans les années 1960 et avec l’inauguration de l’immeuble Maspero abritant la Radio-Télévision égyptienne, les films documentaires ont connu un grand essor. En 1967, le ministère égyptien de la Culture a créé le Centre national des films documentaires. Ce centre a permis de former les premières générations de professionnels dans le domaine.

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