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L’orphelinat ? Non merci

Dina Darwich, Dimanche, 30 mars 2014

Elles se sont révoltées contre leur orphelinat pour mener leur vie ailleurs, mais sous un même toit. C’est leur façon de faire face à la violence du monde, mais en pleine liberté. Rencontre avec sept soeurs qui ont choisi la différence.

L’orphelinat ? Non merci

De la cité du 6 Octobre à celle de Madinati en passant par le quartier de Maadi au Caire, la jeune Nahla Al-Nimr déménage d’un appartement à l’autre. Nahla, 29 ans, est suivie par un clan formé de 7 autres jeunes filles, dont elle semble être le chef. Elle guide une petite famille qui mène une nouvelle vie hors des murs de l’orphelinat dans lequel elles ont grandi. « Je suis la plus âgée, mes soeurs à l’orphelinat me prêtaient toujours l’oreille », dit-elle sur un ton affirmé.

Après la révolution du 25 janvier 2011, une révolte a eu lieu dans les locaux de l’association de charité où ces filles ont été élevées. L’esprit révolutionnaire s’est emparé des lieux, comme l’explique Laïla B., responsable de l’orphelinat. Elle estime que les filles qui sont allées à la place Tahrir ont voulu imiter les révolutionnaires. Elles ont décidé de quitter l’orphelinat où elles grandissaient. Une révolte due à la négligence et à la passivité des responsables quand par exemple l’une d’elles tombait malade.

L’orphelinat ? Non merci
Dana, la petite fille d'une soeur, vient leur rendre visite régulièrement. (Photo:Mohamad Maher)

Elles ont alors décidé de quitter définitivement l’orphelinat. « Nous étions partagées entre deux sentiments, la reconnaissance envers les personnes qui nous ont élevées et le refus de toute forme d’autorité. Mais nous avons opté pour l’indépendance et la liberté », assure Nahla qui a guidé la « rébellion ». Malgré les difficultés économiques et les pressions sociales, elles ont décidé de faire face à la vie. Les sept soeurs partagent à présent le même toit, mais aussi beaucoup de souvenirs.

Le choix du logement n’a pas été laissé au hasard. Nahla choisissait des banlieues où les curieux ne les pourchasseraient pas. « Dans les quartiers populaires, les loyers des appartements sont modérés, mais on les a évités à cause de la proximité entre habitants qui peuvent nous causer des problèmes. On préfère les complexes résidentiels, parce que chacun y mène sa vie tranquillement. Il y existe une marge de liberté qui nous permet de vivre paisiblement. On veut à tout prix être à l’abri des interrogations sur notre statut social », confie Somaya, infirmière de 28 ans. Et d’ajouter que lorsqu’elles habitaient à Maadi, elles ont beaucoup souffert à cause de leur présence dans un immeuble habité par des familles. « Tout le quartier parlait de l’appartement des filles, au supermarché, à la pharmacie, partout. Les regards et la curiosité du portier nous blessaient. Tout le monde voulait mettre son nez dans notre vie et savoir pourquoi nous vivions seules. C’est pour cette raison qu’on a décidé de quitter le quartier », avance-t-elle. Une manière de lutter contre les stéréotypes classiques de la société égyptienne qui a du mal à accepter un orphelin ayant grandi dans une association de charité. « Nous ne voulons plus de ce casse-tête qui ravage notre quotidien ».

L’orphelinat ? Non merci

D’après l’association Wataniya, il y a en Egypte un million d’orphelins qui résident dans des foyers d’accueil. Mais, chaque année, 43 000 enfants trouvés dans la rue viennent gonfler les rangs des orphelins. D’après les lois qui gèrent les orphelinats, ils ont le droit de se loger dans les locaux de ces foyers d’accueil jusqu’à l’âge de 21 ans. Au-delà, ils peuvent louer de petites pièces dans ces orphelinats, s’il y a de la place, ou choisir de quitter définitivement le lieu.

Des choix qui n’ont pas plu à ces sept filles. Elles ont décidé de quitter ces foyers à jamais, fermant cette page de leur vie. Dans le nouvel appartement formé de trois pièces situées à Madinati, une nouvelle cité résidentielle, 2 filles partagent une chambre, et un lit est réservé aux visites de leurs soeurs ou mères. L’appartement a été meublé grâce à certains donateurs que les filles connaissent depuis l’orphelinat. Les filles ont appris que leur force réside dans leur présence conjointe. Les cris, les rires et les plaisanteries vont bon train pendant les repas communs. Roqaya se souvient quand une étudiante à l’institut près de l’orphelinat a osé humilier une de ses soeurs en la qualifiant d’ « enfant abandonnée». Les jeunes éclatent de rire en se rappelant que, le lendemain, cette étudiante s’était retrouvée face à une armée de filles qui l’ont accablée de coups et d’insultes.

L’orphelinat ? Non merci
Nahla avec son père spirituel qui la parraine depuis 23 ans.

Tensions sous-jacentes

Mais cette ambiance chaleureuse n’empêche pas l’existence d’une tension sous-jacente. Nahla veut imposer les règles du jeu alors que les plus jeunes se rebiffent. Pourtant, il semble qu’une certaine loi gère effectivement ce quotidien commun. « Quand j’ai choisi celle qui allait vivre avec moi sous le même toit, on a conclu un accord », confie Nahla. Et d’ajouter : « On a tenté de former un groupe homogène pour pouvoir s’entendre. Je suis la plus âgée et mes soeurs de l’orphelinat ont pour moi beaucoup d’estime et sont prêtes à obéir aux lois que je dicte ».

Tout d’abord, les habitantes doivent travailler et partager les frais de logement. Le loyer est de 1 600 L.E. ; la nourriture, les factures d’électricité et de gaz coûtent dans les 2 200 L.E. Chacune doit donc se trouver un emploi. Ce qui a poussé Roqaya, 23 ans, à retourner vivre à l’orphelinat faute de moyens. En cuisine, Nahla prépare le déjeuner à ses soeurs alors que Sara et Somaya s’occupent du ménage. Une troisième fille étend le linge et prend soin de Dana, la fille de l’une de leurs soeurs. « Les tâches ménagères sont réparties. Sinon cela nous gâcherait la vie et nous obligerait à regagner l’orphelinat », assure Somaya.

Sur la console qui occupe le centre du salon, trône une photo géante en forme d’arbre généalogique. Une manière d’exprimer la fierté quant à leur grande famille : les 23 amies du même dortoir à l’orphelinat et leurs enfants. Au milieu de l’arbre, il y a la photo de leur père spirituel à qui elles sont très attachées, c’est l’un des responsables de l’orphelinat où elles ont grandi. « Les vendredis, il arrive parfois que nous célébrions des anniversaires ici en présence de papa », avance Nahla.

Devant le poste de télévision, Fatma, 50 ans, tricote. C’est elle qui les a élevées à l’orphelinat. Chaque mois, elle rend visite aux filles, leur fait les courses et appelle un plombier ou un électricien si des réparations sont nécessaires. Elle se montre à l’entourage pour prouver sa présence. « On veut transmettre le message que nous ne vivons pas seules. Notre mère est présente et si elle n’est pas là tous les jours, ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas avec nous. C’est une couverture indispensable car le complexe résidentiel dans lequel nous habitons se trouve dans une région isolée et on ne veut pas être la cible d’agression ou de harcèlement », se justifie Nahla.

L’orphelinat ? Non merci

Les frères sont aussi autorisés à venir. « Ils ont eux aussi grandi dans un orphelinat. On avait l’habitude de se rencontrer dans les camps d’été organisés par le ministère des Affaires sociales qui chapeaute les associations de charité. On a gardé avec eux de très bonnes relations et ils nous viennent en aide quand on a besoin. On compte sur eux pour les déménagements. La présence d’une figure masculine signifie que nous sommes bien protégées », avoue Sara, 28 ans, surveillante dans un orphelinat.

Le cercle vicieux

D’après le Dr Hala Saad, psychiatre, les orphelins se trouvent souvent face à un choix difficile : celui de suivre le parcours de ceux qui les ont précédés, à savoir tourner dans le cercle vicieux de la vie active tout en demeurant à l’orphelinat, ou bien opter pour un choix plus difficile, celui de faire face au monde et de tenter leur chance dans la vie, et ce, malgré les risques que cela pose, car « d’habitude, les orphelins éprouvent une grande crainte face au monde extérieur ». C’est toutefois ce que ces filles ont décidé de faire.

L’orphelinat ? Non merci
Il faut s'unir pour affronter la société.

Mais les règles établies à la maison n’autorisent pas la présence de fiancés. Et les filles doivent regagner le domicile à 21h. « On veut de la discipline. Il ne faut pas que les gens pensent du mal de nous. C’est très important surtout devant les familles des prétendants, car en général peu de familles acceptent de marier leurs fils à des jeunes filles élevées dans un orphelinat. On veut, par notre vie ici, prouver le contraire et obliger la société à nous respecter », avance Nahla.

Des règles qui ne plaisent pas aux plus jeunes. L’une d’elles vient chuchoter : « Nous n’avons pas quitté l’orphelinat pour rester dans un ghetto. On s’est uni pour briser des tabous. Je ne veux pas quitter cette famille qui incarne pour moi un vrai soutien, mais je ne veux plus suivre un troupeau. Il est temps de rompre les murs de ce ghetto. On a choisi de vivre ensemble pour une nouvelle vie et non pour raser les murs » .

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