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Si le 25 janvier et si le 30 juin

Dina Darwich, Lundi, 20 janvier 2014

Si le 25 janvier avait pour slogan : pain, liberté et justice sociale, et si le 30 juin avait pour but de rétablir l'identité de l'Egypte, les Egyptiens portent aujourd'hui des regards variés sur ces deux grands événements. Portrait de 3 personnes qui ont fait des choix différents

Si le 25 janvier et si le 30 juin
(Photo:Reuters)

Pacinthe
(Photo: Nour Keraichy)

Pacinthe : le rêve perdu du 25 janvier …

Pacinthe se souvient avec nostalgie des 18 jours de la révolution qui ont pré­cédé le départ de Moubarak. C’est à tour de rôle que cette architecte de 40 ans et son mari se rendaient à la place Tahrir. Pendant que son mari gardait leurs trois filles à la maison, elle se trouvait sur la place et vise-versa.

Ce couple était persuadé qu’il s’agissait là de construire leur avenir, celui de leurs enfants et de tout un pays. Son visage s’illumine lorsqu’elle relate les souvenirs de Tahrir. « Je déteste qu’on classe les gens selon leur confession, ethnie, couleur ou tendance politique. La révolution du 25 janvier a été salutaire car elle a uni tout le peuple égyptien qui réclamait la chute d’un régime despotique qui voulait faire héri­ter ses principes à son successeur », avance Pacinthe, tout en racontant l’histoire d’une fille, libérale, en jean moulant qui dormait par terre sur la place Tahrir avant le départ de Moubarak. Alors qu’elle dormait profondément, sa couverture s’est envolée. Spontanément, un homme barbu l’a ramenée pour recou­vrir la jeune fille en prenant soin de ne pas la réveiller.

Cet homme faisait partie du groupe Toutes tendances confondues, chargé de faire le guet à la place Tahrir. Le lendemain, la jeune fille a tenu à le remercier en lui baisant la main. Lui aussi, sans réfléchir, a porté un baiser sur la sienne comme pour lui montrer son estime. « Agir dans la bonne inten­tion était le mot d’ordre. On avait l’impression de vivre dans la cité uto­pique de Platon. Les musulmans proté­geaient les églises, les coptes faisaient de même pour les musulmans lors de la prière du vendredi. Ceux de gauche et les Frères musulmans ont oublié, durant cette phase historique, leurs conflits idéolo­giques. Les pauvres côtoyaient la classe moyenne qui a provoqué l’étincelle de cette révolution. C’était extraordinaire », dit Pacinthe avec nostalgie.

Au fil des trois dernières années, Pacinthe est devenue une militante farouche. Pour elle, les slogans du 25 janvier resteront les plus nobles, les plus humains et les plus touchants : Pain, liberté, dignité humaine et justice sociale. « C’est de cette Egypte dont je rêvais. Le 25 janvier, c’était la colère populaire qui a alimenté la révolution », dit-elle.

Pacinthe ne peut pourtant pas s’empêcher de faire la comparaison entre le 25 janvier et le 30 juin. Bien qu’elle insiste pour dire qu’elle n’appartient à aucun parti politique, elle exprime son opposition à ce qui s’est passé le 30 juin.

« Le peuple égyptien était déjà divisé. Un camp à Rabea, un camp à Ittihadiya. On a joué sur cette division pour l’aggraver », ajoute-t-elle. Une fissure qui ne cesse de s’élargir, selon cette architecte. Elle critique la politique des Frères après la prise du pouvoir par le président Morsi : « Les déclarations de leurs leaders étaient stupides, ce qui a contribué à envenimer la situation ».

Mais, elle ne peut s’empêcher d’éprouver de la compassion pour les manifestants de Rabea. « Il y avait parmi eux des citoyens qui avaient de bonnes intentions, et qui portaient en eux le rêve perdu du 25 janvier », confie-t-elle. Et d’ajouter : « Les mar­tyrs tombés lors de la bataille contre le régime de Moubarak étaient appréciés. Mais le 30 juin, le prix du sang est devenu moins cher. Ceux qui ont été tués à Rabea n’étaient même pas cités dans les médias et personne n’a voulu les qualifier de mar­tyrs ». Une comparaison qui, d’après Pacinthe, s’applique à tous les aspects de la vie politique, y compris les médias.

D’après Pacinthe, ce que nous sommes en train de vivre en ce moment-là c’est le scénario du livre Bab al-khoroug (la porte de sortie) qui a prédit les évolutions des événements politiques que vit l’Egypte.

Le 25 janvier restera pour cette architecte l’événement le plus marquant de sa vie. « Le 25 janvier, les activistes et le peuple étaient dans le même camp. Le 30 juin, les cartes se sont mélangées et les feloul ont rejoint le camp des rebelles », conclut Pacinthe, en assurant que le régime de Moubarak reste pour elle le troisième parti qui a réussi à reprendre la joie d’un peuple qui avait osé se révolter contre lui.

Abir
(Photo: Nour Keraichy)

Abir à cheval entre Tahrir et Ittihadiya

Elle était présente dans la rue pour réclamer le départ de Moubarak, mais aussi pour célébrer le départ de Morsi. « Pour moi, ce sont les besoins réels des pauvres qui ont forgé les rêves de ces deux révolutions. Ce sont eux qui ont fait le succès de ces deux grands événements », dit Abir Amin, 45 ans, direc­trice des relations publiques dans une entreprise privée.

Abir parvient à faire le lien entre la révolution du 25 janvier et celle du 30 juin. Selon ses propos, la première a servi de passerelle, un passage obligé pour ne pas s’égarer en route. « Entre Tahrir et Ittihadiya, il n’y a pas de contradictions. C’est exactement comme la Révolution de 1952 qui a été suivie par la Réforme politique de 1971, dont l’objectif était de corriger les erreurs commises en cours de route », explique Abir.

Activiste farouche, elle a contribué à la collecte de signatures sur les fiches du mouvement Tamarrod (rébellion) lancé contre l’ex-président, Mohamad Morsi. Elle ajoute : « Au départ, je pensais que les Frères musulmans faisaient partie de la société et qu’ils avaient le droit d’être présents sur la scène politique

comme toutes les autres tendances politiques. J’ai voté lors de ces élections pour le parti Al-Wassat (le centre) proche de la confrérie et aussi du courant libéral, car je pensais qu’il pourrait faire le lien entre les deux. Les résultats de ces élections, durant lesquelles la confrérie a glané environ 80 % des sièges au Parlement, ne m’ont guère perturbée puisque l’expérience démocratique était en voie de maturité ».

Elle se réfère à l’analyse de l’intellectuel de gauche Abdel-Halim Qandil qui a comparé l’accès des Frères musulmans au pouvoir à un sirop amer que l’Egypte devait ingurgiter pour sa guérison.

Aujourd’hui, Abir ne rate aucune occasion pour parti­ciper aux événements importants que traverse le pays. Elle tente de trouver une réponse et en même temps sa voie. « Je n’ai pas eu d’idoles parmi les activistes. Le 25 janvier, j’ai apprécié le comportement de certains activistes qui ne recherchaient aucune gloire. Et quand certains d’entre eux ont lâché notre camp le 30 juin, j’ai compris que ce sont des personnes qui agissaient pour leur propre compte », poursuit Abir. Elle précise que ce sont les gens « les vrais » qui ne couraient pas derrière la célébrité qui ont pu au cours de ces deux révolutions imposer leur volonté. Accusée par les uns de suivre la vague révolution­naire, par d’autres de trahir les principes de la révolu­tion et par certains de suivre aveuglément le troupeau, Abir pense que c’est la démocratie qui compte. « Même si je n’ai pas voté Morsi lors de l’élection présiden­tielle, j’ai respecté les résultats des urnes », affirme-t-elle. Mais plus tard, les intentions de la confrérie ont commencé à se dévoiler. « Les Frères musul­mans, qui sont arrivés au pou­voir par le biais de la démocra­tie, voulaient en ignorer tous les principes. Les Frères ont mis la main sur toutes les institutions de l’Etat. On avait l’impression que c’est la république des Frères musulmans et non pas la République arabe d’Egypte. Ils ont écarté tout le monde. Ils vou­laient récolter seuls les fruits de la révolution du 25 janvier », souligne-t-elle. Abir tient également à rappe­ler à tous ceux qui parlent des droits de l’homme de prendre en considération les officiers et les soldats qui tombent en martyrs. « La police française a mis fin à une manifestation des Frères musulmans quand ils ont attaqué le siège de l’ambassade d’Egypte en France. Le problème est que ce discours des droits de l’homme est devenu un moyen pour briller, récolter des fans ou gagner une popularité », dit-elle.

Aujourd’hui, Abir est prête à redescendre dans la rue si les revendications du 25 janvier et du 30 juin ne sont pas satisfaites. « Nous n’hésiterons pas à réagir pour sauver nos deux révolutions. Le 25 janvier, on a récla­mé la chute d’un régime despotique. Le 30 juin, on a constaté que cet objectif n’a pas été réalisé. On a seu­lement changé les personnes sur la scène politique. Il fallait donc poursuivre le combat afin d’instaurer les vraies valeurs de la démocratie », assure Abir, qui pense que le slogan du 25 janvier : Pain, liberté et jus­tice sociale ne pouvait voir le jour tant que Morsi était au pouvoir .

Antoinette

Antoinette : « Le 30 juin c’était le retour de l’identité égyptienne »

« Il fallait réagir pour sauver l’identité égyptienne et un pays où tout le monde peut vivre, c’est-à-dire un pays qui ne fait pas de différence entre les citoyens », avance Antoinette Naguib, membre au haut comité du parti des Egyptiens libres et professeur de français.

C’est après l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir qu’elle a entamé sa carrière politique, de crainte de voir l’Egypte sombrer dans un pouvoir rigoriste. Les derniers mois qui ont précédé le départ de Morsi, les différentes institu­tions en Egypte ont été frérisées. Les Frères musulmans occupaient alors un certain nombre de postes-clés. Le reste du peuple était hors jeu. L’ambiance était devenue de plus en plus insuppor­table : du statut de la femme à la situa­tion du tourisme, sans compter les conditions économiques difficiles, le pays reculait au lieu d’avancer.

Les trois fils d’Antoinette qui travaillent dans le domaine du tourisme ont subi de plein fouet cette crise. « Au niveau personnel et même du point de vue général, j’ai senti que ma vie était en train de basculer. Je devais agir pour récupérer mes droits », explique Antoinette, plus connue sous le prénom de Tuna, un sobriquet qui allège l’effet occidental de son prénom.

Cette femme élevée à l’école des soeurs est devenue une adepte du terrain. Dans les bourgades les plus éloignées de Haute-Egypte, elle lance des campagnes de sensibilisation contre le régime des Frères. Elle boit un verre de thé avec les paysans à Assiout, le lendemain, se rend à Zagazig, en Basse-Egypte, pour partager un repas modeste avec les familles les plus pauvres et les convaincre de signer la pétition de Tamarrod.

La semaine dernière, elle parcourait encore Le Caire, ses faubourgs et ses bidonvilles pour inciter les pauvres à participer au référendum. « L’année dernière, tous les jours on organisait des manifestations », avance-t-elle.

Lors des 14 jours qui ont précédé la destitution de Morsi, Tuna a appris à vaincre la peur. Le siège de son parti se trouve dans la rue Al-Thawra, à quelques pas de Rabea, où manifestaient les pro-Morsi. « Durant 14 jours, on est resté sur terrain avec un seul objectif : l’Egypte devait être restituée à ses citoyens, ceux qui sont aptes à vivre ensemble malgré les différences ethniques, confessionnelles ou culturelles », conclut Tuna, qui considère que le 25 janvier a été l’étincelle d’une révolution qui a déclenché, 2 ans plus tard, le 30 juin.

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