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Délation : quand les profs appellent la police

Chahinaz Gheith, Lundi, 25 novembre 2013

Arrêtée pour être venue en classe avec un ballon aux couleurs de Rabea, Khadija fait partie des centaines de mineurs placés en détention provisoire après avoir été dénoncés par leur directeur d'école. Le phénomène inquiète : l'école est-elle en train de renoncer à sa mission protectrice ?

Délation
Yéhia Afifi après son arrestation dans un fourgon de police.

« Nous, les élèves, nous avons aussi le droit de manifester contre la répression présente dans la rue, dans les écoles et dans les universités », lance Ibrahim Gamal, membre du mouvement Elèves contre le coup d’Etat. A notre intention, il lance : « L’élève a besoin d’un cahier, pas d’un policier ou d’un indicateur ! ».

Animés par l’esprit de la révolution et indignés par l’arrestation de leurs camarades, Ibrahim et une dizaine d’autres élèves se sont rassemblés devant le bâtiment du ministère de l’Education. Ils réclament la libération de leurs camarades placés en détention provisoire depuis le 17 août lors des manifestations contre le coup d’Etat.

Cette année, la rentrée scolaire a eu lieu dans une atmosphère tendue, au sein d’une vague d’arrestations arbitraires d’élèves. Dans les établissements scolaires, tout comme dans la société dans son ensemble, la scission entre pro et anti-Morsi excite les débats. Mais les élèves, qui sympathisent avec les Frères musulmans, subissent des brimades de toutes parts.

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Une marche pacifique des élèves à l'extérieur de leur école pour protester contre le « coup d'Etat ».

Les responsables au ministère de l’Education étaient conscients que l’année scolaire n’allait pas être comme les autres, ce qui les a poussés à interdire toute expression politique dans les établissements scolaires.

Aujourd’hui, il suffit de faire le symbole de Rabea (quatre doigts levés, signe de ralliement des partisans des Frères musulmans) pour déchaîner une vague de violence, puis d’arrestation d’élèves. Les cas sont nombreux. Des écoles des quartiers populaires d’Al-Marg ou de Hélouan, jusque dans les gouvernorats d’Alexandrie, Suez, Ismaïliya, Minya, Béni-Soueif, Assiout et Fayoum, les arrestations d’élèves vont bon train.

Yéhia, tapé par ses professeurs, puis emprisonné

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Les élèves font le signe de Rabea en classe.

Yéhia, élève en 2e année préparatoire, a été arrêté dans l’école Sidi Fathi à Kafr Al-Cheikh. Fils de Moustapha Afifi, l’un des dirigeants des Frères musulmans recherchés par la police, Yéhia a décidé de s’exprimer contre ce qu’il considère comme un coup d’Etat.

Il a fait le signe de Rabea et a distribué à ses camarades des tracts sur lesquels on pouvait lire « Sissi meurtrier ! », « A bas le régime des militaires ! ». Le qualifiant de traître, les professeurs l’ont injurié, puis frappé. Puis, le directeur de l’école a téléphoné à la police qui a dressé un procès-verbal contre l’élève (nº 3584). La police l’accuse d’appartenir à une organisation terroriste, de détenir des tracts contre l’armée et d’appeler à renverser le régime. Il a passé une nuit au commissariat.

Yéhia n’est pas un cas isolé. Au Fayoum, la même scène s’est répétée à l’école Gamal Abdel-Nasser. Ne pouvant supporter d’entendre la chanson Teslam Al-Ayadi (dont les paroles sont un hommage aux policiers et aux militaires) et voyant les élèves accueillir le gouverneur de Fayoum sous les applaudissements, Moaz Moustapha Al-Sayed a piqué une crise d’hystérie. Il a commencé à sauter et à crier en faisant le signe de Rabea. Il a été roué de coups par les professeurs, enfermé durant 3 heures dans une salle de classe, puis arrêté par la police.

Informée, la mère a expliqué au directeur de l’école que son mari a été tué lors de la dispersion sanglante du sit-in de Rabea Al-Adawiya. Quant à Moaz, encore choqué par la mort de son père, il n’a pas l’intention d’oublier : « Protester c’est la moindre des choses que je peux faire pour mon père, mort en martyre à Rabea ».

Etudier sans parler politique

Pour Ghada Chahbandar, activiste à l’Organisation égyptienne des droits de l’homme, ce qui se passe dans les écoles n’est qu’une facette de multiples violations contre les mineurs. Elle affirme que la situation actuelle est pire qu’à l’époque de Moubarak : « Tout le monde se rappelle ce qui s’est passé lors des affrontements de Mohamad Mahmoud. Beaucoup de jeunes sont morts suite à des tirs de la police lors des accrochages. Il y a aussi le cas de Rana Sayed, cette lycéenne de 17 ans, qui a été convoquée l’année dernière par la directrice de son école et qui a subi un véritable interrogatoire par deux inspecteurs du ministère de l’Education. Tout ce qu’elle avait fait c’est de participer à une manifestation contre le projet de Constitution, contre Morsi et contre le régime des Frères musulmans ».

D’après Chahbandar, des mineurs ont été emprisonnés suite à des procès faits à la hâte et dont les motifs de détention ne reposent sur rien de concret.

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Moaz avec son père, décédé à Rabea.

Selon la Coalition égyptienne des droits de l’enfant, 200 élèves sont en détention provisoire depuis la rentrée scolaire sans avoir été jugés. Et ce chiffre augmente : tous les jours des mineurs sont arrêtés par la police.

« Je suis le projet d’une martyre », telle était la phrase écrite sur un ballon tenu par Khadija Métwali, une écolière d’Ismaïliya. Le Parquet l’a accusée, elle et 3 de ses camarades, Roqaiya et Fatima Saïd ainsi que Sarah Salah de porter atteinte à la sécurité et à la paix sociale, d’être en possession de tracts contre le général Abdel-Fattah Al-Sissi et de badges portant le signe de Rabea, ainsi que d’avoir fredonné des chansons hostiles à la police et à l’armée (procès-verbal nº 4008 pour l’année 2013). Khadija et ses camarades, âgées entre 14 et 15 ans, ont été placées 15 jours en détention provisoire.

« Porter atteinte à la sécurité de l’Etat avec des ballons et des chansons ? », lance la mère de Khadija, qui a perdu ses deux fils lors de la dispersion du sit-in de Rabea.

« La police qui n’assure toujours pas de manière efficace la sécurité des citoyens excelle pourtant dans la chasse aux ballons, aux t-shirts et aux posters pro-Frères », lance-t-elle sur un ton amer.

« 7h du matin » est un mouvement créé par des étudiantes d’Alexandrie pro-Frères musulmans. Chaque matin, avant de se rendre à l’école, ces jeunes filles forment une chaîne en scandant des slogans contre le coup d’Etat. 11 étudiantes et 10 lycéennes ont été arrêtées. Motif : « Appartenance à une organisation terroriste, incitation à la violence, blocage des routes, atteinte à la sécurité de l’Etat et sabotage des biens publics ».

Selon Hani Hilal, président de la Coalition égyptienne des droits de l’enfant, la détention provisoire des mineurs est une violation de l’article 119 qui interdit les peines d’emprisonnement pour les mineurs. La loi interdit également la détention des mineurs en présence d’adultes durant les différentes étapes de l’enquête, ce qui n’a pas été le cas pour les centaines d’élèves arrêtés.

Pour lui, « pourchasser les élèves jusque dans les écoles parce que leurs professeurs les ont dénoncés à la police car ils font le signe de Rabea, tiennent un ballon ou un poster pro-Frères, est une politique inacceptable ».

Canaliser les énergies

Mais pour le corps enseignant, sa mission est de freiner les protestations politiques dans les écoles. « Nous ne permettrons pas que nos élèves subissent un lavage de cerveau », avance Moustapha, professeur dans une école publique. Il évoque ici un possible embrigadement par les Frères musulmans.

Pour Kamal Al-Tobgi, directeur d’école, « les parents doivent envoyer leurs enfants à l’école pour étudier, pas pour manifester ou parler politique. Vous savez, les lycéens, c’est une énergie débordante, une fois déclenchée, on a du mal à la maîtriser ! ».

Il précise qu’« avant la rentrée scolaire, nous avons reçu des instructions strictes émanant du ministère et interdisant tous discours et slogans politiques ou religieux. Et nous sommes obligés d’appliquer ces instructions à la lettre ».

Mais comment appliquer ces règles alors qu’on permet de diffuser la chanson Teslam Al-Ayadi au moment du salut du drapeau ? Quand bien même, est-ce une raison valable pour exercer de telles pressions sur des adolescents ? Sont-ils vraiment dangereux ou est-ce tout simplement un moyen de faire pression sur leurs familles ?

Ahmad Gomaa, un avocat au Centre égyptien des droits de l'enfant et qui défend plusieurs cas de mineurs détenus, assure que les élèves sont arrêtés sans raison. Il appelle le Conseil suprême de la magistrature et le procureur général à enquêter sur ce qu’il qualifie d’infraction à la loi commise par des membres du Parquet et de la magistrature.

Pour Ghada Chahbandar, la responsabilité de l’école est de protéger ses élèves. Mais c’est l’inverse qui se produit. « L’école, tout comme la famille, est l’un des éléments qui forgent l’individu. Et il est logique que la situation politique s’y insère », ajoute-t-elle.

Hanaa Abou-Chahba, psychologue, estime, elle aussi, que parler politique à l’école n’est pas un crime. « Le vrai crime, c’est de ne pas apprendre à l’enfant à accepter l’autre ».

« Une société qui n’a que les prisons à offrir à ses enfants doit s’interroger sur elle-même. Elle est coupable, elle fait fausse route. Qu’on le veuille ou pas, tel est le bilan », conclut Abou-Chahba.

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