« Bellum omnium contra omnes » : une expression latine qui signifie « une guerre menée par tous contre tous », et qu’employa le philosophe Thomas Hobbes pour décrire une société en situation de chaos. Une expression qui s’applique parfaitement à ce que connaît la société égyptienne aujourd’hui. L’Egypte est divisée, et ce, depuis le déclenchement de la révolution du 25 janvier 2011. La division sociale s’est aggravée jusqu’à atteindre un paroxysme autour du 30 juin, jour du soulèvement populaire contre Mohamad Morsi, et le 14 août, date de la dispersion des campements islamistes.
Les frictions entre différents camps sont réelles et éclatent au quotidien. « De ma vie, je n’ai jamais vu mes concitoyens exprimer un tel sentiment de haine les uns envers les autres », se désole Farag Fahmi, ingénieur, qui raconte que partout où il va, des gens l’attaquent et l’accusent d’être un traître parce qu’il défend les Frères musulmans et critique la police et l’armée. « Je suis descendu le 30 juin pour réclamer le départ de Morsi, poursuit-il, mais je n’accepte pas que l’armée en profite pour imposer son diktat. Et cela me révolte de voir à nouveau la police arrêter des innocents, simplement parce qu’ils portent la barbe ou font partie des Frères musulmans ». Comme d’autres citoyens, Fahmi a changé d’avis après la dispersion violente des sit-in et estime à présent que Mohamad Morsi aurait dû finir son mandat malgré ses échecs. Il aurait préféré pouvoir critiquer sa politique et celle de son gouvernement, mais pense aujourd’hui qu’il ne fallait ni le destituer, ni permettre à l’armée de revenir au pouvoir. Fahmi tente d’expliquer son point de vue autour de lui et participe aux manifestations qui réclament le départ de l’armée de la scène politique.
Mais d’autres citoyens considèrent l’opposition à la politique gouvernementale actuelle comme un crime et une trahison envers la patrie : attaquer ou critiquer l’armée est inacceptable pour ceux qui voient en elle un symbole du patriotisme. Pour ceux-là, le général Abdel-Fattah Al-Sissi n’a fait que suivre la volonté du peuple qui lui a demandé d’intervenir pour sauver le pays. « Tout le monde a vu comment en une seule année, la situation du pays s’est dégradée, tonne Moustapha Al-Guindi, étudiant. On a fait l’impossible pour convaincre Morsi de procéder à des changements ou d’organiser un référendum, mais il a rejeté toutes les solutions proposées. Alors les gens n’ont pas eu d’autres choix que de descendre dans la rue pour réclamer son départ ». Il ajoute que le devoir de l’armée était de se soumettre à la volonté générale.

Des appels à l'union essayent de plus en plus de se forger une place.
Emiettement des opinions
C’est après le 25 janvier 2011 que les frictions sociales ont commencé, avec la division de la société entre libéraux et islamistes. Les premiers craignaient le retour d’un régime dictatorial, tandis que les seconds, qui ont connu des décennies de répression, de torture et de clandestinité, avaient enfin acquis une légitimité. Au cours des deux derniers mois, après les manifestations du 30 juin et la destitution de l’ex-président, la situation s’est encore compliquée. Les libéraux et les forces révolutionnaires se sont divisés eux-mêmes en plusieurs groupes, certains allant jusqu’à soutenir les courants islamistes parce qu’ils étaient choqués de la violence de l’Etat, de voir le sang couler et surtout, à cause de la peur de voir l’ancien régime de Moubarak réapparaître.
Même situation d’éclatement chez les islamistes : ils se sont divisés en plusieurs groupes tout en se livrant à des déclarations contradictoires. Certains d’entre eux se sont même rangés du côté des libéraux pour lutter contre les Frères musulmans, leur reprochant d’avoir raté la chance de leur vie. Bref, l’armée, la police, les libéraux, les coptes, les islamistes, les forces révolutionnaires …, tous se disputent, tous s’opposent les uns aux autres. Chacun considère qu’il possède la vérité absolue, le droit et la connaissance. Chacun devient une cible pour l’autre : les agressions physiques et verbales se multiplient dans la rue, dans les transports, à l’hôpital, au supermarché, ou même au travail.
Cela peut commencer par un regard méfiant ou une discussion houleuse. Parfois, les protagonistes en arrivent aux mains et risquent leur vie. « Comme je porte le niqab, le regard que l’on jette sur moi est plein de mépris ou de haine », se désole Safiya. Elle affirme qu’elle hésite avant de sortir de chez elle, car elle craint les regards de ceux qui la voient comme une ennemie. Tareq, voisin de Safiya, exprime la même peur. Cet officier, père de famille, a été obligé de déménager à cause des menaces dont il fait l’objet depuis la dispersion du sit-in de Rabea Al-Adawiya.
Outre les opinions de ces deux camps, il en existe des dizaines d’autres, toutes plus discordantes les unes que les autres. Celui qui a adopté l’une d’elles ne veut pas entendre les autres et cherche à imposer la sienne en postant sur Facebook ou d’autres réseaux sociaux, allant parfois jusqu’à menacer de mort ceux dont les avis divergent. Salma constate que certaines de ses collègues ne veulent plus la saluer pour la simple raison que leurs avis divergent ; Amr et Racha risquent de divorcer pour le même motif. Idem pour Amir et son père qui ne parlent plus avec leur soeur ou leur mère. Bref, la société est dans un état d’ébullition tel que personne ne pourra s’en sortir vainqueur.
Changement du tempérament des Egyptiens

La moquerie des Frères musulmans représente une violence morale.
Cette crispation sociale n’est pas une surprise pour la psychiatre May Al-Rakhawi, à qui la situation rappelle celle de la guerre de 1973. Mais pour elle, ce conflit était prévu et le peuple était uni contre un seul ennemi connu et étranger.
Tandis qu’aujourd’hui et pour la première fois, les Egyptiens s’opposent entre eux et sont devenus ennemis les uns des autres. Pour elle, l’épreuve que l’Egypte est en train de traverser est bien plus difficile que celle de 1973. Il semble également que le tempérament égyptien a beaucoup changé. Selon le sociologue Ibrahim Al-Bayoumi, l’état de violence que vivent les Egyptiens en ce moment est le résultat de longues années d’oppression et de silence. « Les recherches du Centre national des études pénales ont montré que la nature de la population avait connu une mutation, explique-t-il. Les gens ont perdu de leur douceur, mettent de côté leur peur du risque et ne sacralisent plus le pouvoir ». Auparavant, depuis Nasser, le peuple n’a jamais connu cette liberté. Il n’y avait qu’un seul parti, un seul journal et un seul point de vue à suivre.
Avec Sadate, de nouvelles classes sociales ont fait leur apparition, imposant leurs lois. Sous le régime de Moubarak, ce sont la corruption, la violence et l’échec qui ont régné pendant trente ans. « Le résultat est que les grandes notions comme la patrie, la religion, le bien et le mal, ont été modifiées pour servir certains intérêts », poursuit Ibrahim Al-Bayoumi. « En fait, la société bouillonnait sous une écorce très fine qui s’est effritée avec le déclenchement de la révolution et qui continue à le faire à chaque crise. En fait, l’état de friction existait depuis toujours. Il a juste été nourri par chaque crise ».
D’après lui, les groupes qui s’opposent aujourd’hui vivent en nous depuis très longtemps. Ni les théories religieuses, ni les hommes politiques n’ayant d’impact sur le peuple, les délinquants et même les baltaguis vivaient parmi nous, mais leur présence était peu sensible, car chacun exerçait son activité dans un cercle fermé. Les autres ne faisaient pas attention à son existence ou évitaient de reconnaître cette réalité.
Refus de la réconciliation

La violence physique remplace le manque de dialogue dans la société.
Aujourd’hui, chaque camp prétend vouloir instaurer la paix sociale à sa manière, justifiant parfois le recours à la violence contre les autres. Arrivés à ce point de confrontation, une question s’impose : et après ? Qu’adviendra-t-il de la société ? Des appels à la réconciliation sont lancés, mais ne trouvent pas d’écho. Les plaies sont encore ouvertes et les gens ne semblent pas prêts à la réconciliation. Comment oublier que du sang a coulé entre nous ? Comment ne pas défendre l’islam ? Comment accepter que notre armée soit humiliée ? Tels sont les arguments avancés par chaque camp pour justifier le refus de toute réconciliation.
En dépit de ce contexte peu favorable, des associations de terrain tentent de promouvoir la tolérance. « Cité pacifique » est un projet lancé pour les enfants afin de les sensibiliser à la notion de la paix. « Ce sont les enfants qui souffrent le plus de notre division actuelle, regrette le militant Khalil Al-Masri. Alors nous tentons de leur apprendre des valeurs telles que l’importance du dialogue, savoir accepter l’autre, etc. ». L’association Al-Hayah, dans laquelle milite Sameh Youssef, un spécialiste en ressources humaines, considère que « la réconciliation doit être un choix et non pas une obligation. Il faut apprendre à s’écouter, à s’exprimer et surtout à se comprendre ». Comme « Cité pacifique », Sameh Youssef et ses amis s’adressent plutôt aux jeunes, moins réticents et moins victimes d’idées fixes que les plus âgés. Ils laissent les jeunes réfléchir et exprimer leurs idées avant de discuter avec eux. Aujourd’hui, un nouveau contrat social semble être la seule solution à la division sociale. Un contrat basé sur le respect de la liberté et de l’égalité devant la loi. Chaque camp doit faire des concessions pour que tout le monde, dans ce pays, puisse vivre ensemble.
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